Scherbius (et moi) - Antoine Bello

Publié le par Papillon

"Quand je suis las de moi-même, je deviens un autre, puis un autre, puis encore un autre."
 
 
Depuis des semaines je peine sur toutes mes lectures, rien ne trouvant grâce à mes yeux. Heureusement, le Bello nouveau est arrivé pour me sortir de ma torpeur littéraire. Il n'est pourtant pas si facile de parler de ce roman qui comporte plusieurs niveaux de lecture, celui qui m'a le plus emballée n'étant pas forcément celui qui saute aux yeux. 
 
L'objet en lui-même est déjà original (bravo à l'éditeur), et je conseille vivement la lecture en version papier, car le lecteur se trouve face à un bouquin en forme de tranche napolitaine. Antoine Bello adore jouer sur la forme romanesque : après le roman éclaté (Éloge de la pièce manquante), après le roman en train de s'écrire (Enquête sur la disparition d’Emilie Brunet), voici le roman à éditions multiples. Six éditions, il n'en fallait pas moins pour tenter d'explorer le phénomène Scherbius. 
 
"Comme si l'homme assis devant moi avait réussi à s'affranchir de la double dictature du temps et de l'espace."
 
Scherbius est un imposteur, un de ces caméléons géniaux capable d'endosser n'importe quelle personnalité en quelques minutes : moniteur de natation un jour, professeur de philosophie le lendemain, ambassadeur trois jours plus tard. Une imposture de trop le mène au tribunal où il est soumis à injonction thérapeutique. Il choisit pour psychiatre le jeune Maxime Le Verrier, qui vient tout juste d'ouvrir un cabinet sur le boulevard Saint-Germain. Maxime Le Verrier, personnage falot mais très imbu de sa personne, rêve de faire à nouveau briller la psychiatrie française au firmament de la médecine, comme au début du XXe siècle (avant que les américains ne lui piquent ses meilleures trouvailles). Il voit donc tout le potentiel qu'il va pouvoir tirer de ce Scherbius en établissant un diagnostic qui fera date.
 
Sauf que rien ne va se passer comme prévu. Toute la vie de Scherbius n'est que fiction, comment dans ce cas établir un diagnostic fiable ? Après avoir publié en 1978 une première édition du cas Scherbius, Le Verrier se rend compte qu'il s'est complètement fait rouler dans la farine. Dès lors, une drôle de relation, un rien perverse, va s'engager entre les deux hommes, mélange d'attirance et de répulsion, de fascination et de dépendance, car aucun des deux n'existe sans l'autre. Le succès de son livre va faire décoller la carrière de Le Verrier, qui accumule pourtant les erreurs de diagnostic, et provoquer la fureur de son patient, qui va multiplier les facéties à son égard, l'obligeant à réécrire son bouquin tous les cinq ans. Occasion pour Antoine Bello de s'amuser et d'amuser son lecteur en faisant pétiller sa diabolique imagination et en multipliant les rebondissements, tout en revisitant ses thèmes de prédilection : le jeu de doubles, la falsification du réel, l'impossible vérité, et le mélange des genres. Car au final ce texte est-il un roman, un cas clinique, une biographie ou une autofiction ? Et, encore plus troublant, qui en est l'auteur : Antoine Bello, Maxime Le Verrier ou Alexandre Scherbius ?
 
"Scherbius est à la fois le rêve et le cauchemar d'un thérapeute, au point que je serais parfois bien en peine de dire qui est le cobaye de l'autre." 
 
Car, sous cette amusante mystification, aussi endiablée que déroutante, se cache une très brillante réflexion sur la théorie littéraire et le processus de création, où l'on voit comment le réel (la vie de Scherbius) se transforme en récit (la biographie) et donne lieu à une exégèse (le diagnostic), avant que l'on ne découvre que le réel est en fait un roman sans cesse réécrit et l'exégèse toujours à revoir. Au passage, Bello s'amuse de la tendance actuelle à chercher à tout prix du réel derrière la fiction (et vice-versa). Scherbius, dans cette histoire, est à la fois allégorie de l'écrivain, qui s'invente une nouvelle vie à chaque roman, et métaphore sublime de la fiction, qui nous offre l'opportunité toujours renouvelée de vivre de multiples vies. Mais Scherbius ayant besoin d'un psychiatre, on est en droit de se demander si l'imagination est une maladie et l'écrivain un grand malade, ou si tout cela relève du jeu, et uniquement du jeu.
 
Et qu'est-ce que Le Verrier, sinon un lecteur, voire un critique un peu sûr de lui, ne doutant pas de déchiffrer grâce à son infaillible flair le sens caché de toute fiction ? Hélas, la fiction met en défaut systématiquement toutes les tentatives d'interprétation. Et ce n'est certainement pas un hasard si Antoine Bello a donné à son héros le nom de l'inventeur de la machine Enigma (qui servit à chiffrer les courriers pendant la Seconde guerre mondiale). Pour Bello, comme pour Borges, la fiction est une énigme à résoudre, comme il l'énonçait déjà dans son premier roman. Sauf que si dans Éloge de la pièce manquante, il faisait confiance au lecteur pour trouver la clé de l'énigme, aujourd'hui il semble prendre plaisir à la rendre indéchiffrable...
 
"Je dois me rendre à l'évidence : la réponse à mes interrogations ne viendra pas de lui. C'est un bonimenteur ; on le croit à ses dépens."
 
Bref, Antoine Bello nous offre à nouveau un roman drôle et intelligent, époustouflant d'érudition et de maîtrise, dans lequel j'ai l'impression qu'il s'est trouvé un double littéraire, lui qui prend prend plaisir depuis vingt ans à nous surprendre, surgissant toujours là où on ne l'attend pas. Scherbius joue avec son psy et biographe, comme Antoine Bello joue avec son lecteur, le bernant joliment de roman en roman, pour son plus grand plaisir.
 
Elles ont aimé aussi : Cuné et Nicole.
 
Gallimard, coll. Blanche, 2018. - 438 p. 
 
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M
Depuis que j'ai lu enquête sur la disparition d'Emilie Brunet et Ada, j'ai envie d'en lire plus sur lui. Evidemment celui-là, je le lirai, surtout que j'aime beaucoup les jeux formels de ses romans ( des véritables réflexions littéraires)
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P
C'est un auteur qui ne m'a jamais déçue.
L
Comme souvent chez Bello, ça a l'air sacrément alléchant ! Et au passage, je suis ravie de te relire !
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K
Je le lirai, c'est sûr ! Et puis un roman qui permet d'écrire de nouveau une chronique et de prendre plaisir à lire, ça se note sans réfléchir.
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D
Bonsoir, un régal de lecture en ce qui me concerne. Je n'en ai pas écrit aussi long que toi (billet à paraître demain) et donc bravo pour ce billet aussi brillant que le livre de Bello. Bonne soirée.
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P
Contente que tu l'aies aimé!
A
Enfiiiiin, te revoilà ! Je vais aller brûler un cierge sur l'autel de St Bello ! <br /> Mais si lui est un saint, tu es une tentatrice, car ce roman à l'air diablement intéressant... mais je crains de ne pas être à la hauteur pour en goûter toutes les subtilités...
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P
Pour apprécier vraiment un roman de Bello, il faut le lre deux fois :-)
M
Contente que ce nouveau roman de Bello t'ait fait sortir de ton silence... J'attendais aussi ton billet sur le dernier Arundhati Roy mais j'en conclus qu'il n'y en aura pas ?
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P
Hum.. Ma lecture commence à dater, je ne promets rien !
D
Assez tentée par ce "Bello nouveau", du coup, je te lis en diagonale.<br /> Mais je suis ravie, ainsi, de te retrouver (mais bon, si tu ne resurgis qu'à chaque nouvelle livraison de ton auteur de prédilection...)
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P
Oui, laisse-toi tenter par ce roman qui a tout pour te plaire !
K
Ha ben quand même!!! On s'inquiétait! Heureusement le Bello t'a sortie de ta torpeur bloguesque! Mais rien d'étonnant, tu es LA spécialiste, quelque part!
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P
Pourvu que ça dure (l'envie de bloguer)...