Eloge de la pièce manquante - Antoine Bello
"La vie est un puzzle"
Charles Wallerstein, riche homme d'affaires et patron d'un groupe de presse, se prend d'intérêt pour le puzzle, un jeu un peu passé de mode, qu'il entreprend de transformer en sport en organisant des tournois de vitesse. Le JP tour est créé, qui attire très vite les foules et rapporte des millions de dollars. Jusqu'au jour où une série de meurtres vient enrayer cette belle cash machine. Les victimes, toutes liées au tournoi, subissent l'amputation d'un membre, remplacé par une photographie. Qui est le meurtrier ? Pour résoudre cette énigme, l'auteur soumet au lecteur les cinquante pièces d'un puzzle littéraire : coupures de journaux, compte-rendus de réunions, courriers, qui mélangent les époques, les lieux et les personnages.
Premier roman d'Antoine Bello, Eloge de la pièce manquante est à la fois super original et parfaitement maîtrisé. Certes le lecteur est un peu déstabilisé au départ par la narration fragmentée, mais très vite une image se dessine, exactement comme lorsque l'on réalise un vrai puzzle. Et dans ce premier roman déjà, Bello crée un trompe l'œil, car comme il le dit lui-même "le ressort policier n'a guère d'importance en lui-même". Ce roman est d'abord un prétexte pour l'auteur à se livrer à l'un de ses exercices favoris : jouer au démiurge et créer un monde, ici le monde du puzzle de vitesse, avec ses codes, ses règles, ses records, ses traditions, son histoire, sa culture, ses divers intervenants. Si certains morceaux du puzzle sont essentiels à la résolution de l'enquête, d'autres sont de purs exercices de style, comme la réjouissante lettre de candidature du chronométreur ou la retransmission radiophonique d'un match commenté comme un match de foot. Bello s'amuse beaucoup et nous amuse aussi, en jouant sur tous les registres, du plus formel au plus délirant, du plus sérieux au plus ironique.
Dans ce roman, qui multiplie les histoires dans l'histoire, les mises en abyme et les faux semblants, j’ai vu un hommage à un roman que j'adore : La vie mode d'emploi de Georges Perec (mais on y trouve aussi des échos de Stefan Zweig, Lewis Carroll et Borges), et le manifeste littéraire d’un jeune écrivain qui se propose de déconstruire la littérature pour bâtir un nouveau modèle qui donnerait le pouvoir à l’imagination. Ce roman est également prétexte à opposer deux systèmes de pensée. D’un côté la Société de puzzlologie qui élabore des théories un peu absconses sur le puzzle, de l’autre la Fédération américaine du puzzle entièrement tournée vers la rentabilité : idéalisme contre pragmatisme, intelligence contre profit, élitisme contre populisme, stérilité contre efficacité. Deux systèmes qui, poussés à l'extrême, connaîtront deux dérives parallèlement dangereuses...
Comme toujours chez Antoine Bello, ce roman foisonnant, vertigineux et ambitieux propose plusieurs niveaux de lecture et fait le pari de l'intelligence du lecteur, auquel il rend un bel hommage dans la dernière partie en faisant de lui la pièce manquante du roman en construction, l'élément essentiel grâce auquel le roman prend tout son sens.
"S'il existe effectivement des gestes qui libèrent, il appartient à chacun de les découvrir, dans la solitude de son rapport au puzzle."
Gallimard 1998, Folio 2008. - 325 p.