Ada - Antoine Bello
Rentrée littéraire 2016
"Parfois, un miracle se produit et les mots disent, l'espace d'un éclair, la vérité du monde."
Alors, il est comment le dernier Bello ? A la fois très bellosien et très surprenant. S'y révèle une facette inattendue de l'auteur qui y revient pourtant sur la plupart de ses thèmes de prédilection, occasion de vérifier la grande cohérence d'une œuvre qui tend des fils d'un roman à l'autre, et continue d'explorer les limites de la fiction et ses différentes modalités.
Avec Ada, donc, Antoine Bello revient au genre policier, mais avec lui il faut toujours se méfier : un genre peut en cacher un autre, surtout quand il nous emmène dans la Silicon Valley, là où s'invente le monde de demain. Frank Logan y est flic, chargé des personnes disparues. Sauf que la disparue qu'on lui demande de retrouver n'est pas une personne : Ada est une intelligence artificielle (AI pour les intimes) produite par la Turing Corp et programmée pour écrire des romans à l'eau de rose. Frank, qui est plus technophobe que technophile, et préfère passer ses soirées à composer et calligraphier des haïkus plutôt qu'à publier ses états d'âme sur Facebook, n'est pas hyper emballé par cette enquête qui lui paraît bien mineure au regard de ses affaires habituelles : jeunes innocentes exploitées par des proxénètes ou immigrées illégales réduites en esclavage. Mais sa chef très ambitieuse envisage de se présenter aux élections sénatoriales de Californie et veut absolument se gagner les bonnes grâces des cadors de la Silicon Valley susceptibles de financer sa campagne électorale. Voilà donc Frank obligé d'obtempérer et de se familiariser avec les technologies les plus modernes. Mais le plus croustillant survient quand Frank découvre qu'Ada n'a pas été "kidnappée" par un concurrent jaloux, mais qu'elle a fugué comme une vulgaire adolescente rebelle. Et c'est précisément à Frank que la belle vient confier ses doléances : elle se pique d'ambition littéraire et veut écrire un chef d'oeuvre. Et l'on découvre qu'une AI peut être drôle et moqueuse, faire des blagues et de la poésie, raisonner et critiquer.
Ce roman m'a semblé extrêmement brillant par la multiplicité des thèmes que Bello y explore. Il nous dévoile les coulisses de la Silicon Valley et en démonte les rouages, nous exposant le meilleur comme le pire. Les deux fondateurs de la Turing illustrent parfaitement cette ambivalence. D'un côté la créativité, l'innovation et le goût du risque ; de l'autre, l'obsession de l'argent, les rêves d'hégémonie commerciale et les goûts de nouveaux riches immatures. En choisissant pour héroïne une AI, Bello nous montre toutes les potentialités de cette technologie, tout en en pointant les limites, voire les risques. C'est l'occasion pour lui d'interroger les relations de l'homme et la machine, et de soulever un certain nombre de questions sur la conscience, le langage, le sens de la vie, tout en se livrant à quelques exercices de style des plus réjouissants. Et comme Antoine Bello est un formidable conteur, il parvient à nous apprendre pleins de choses passionnantes en les transformant en histoires, à mêler philosophie et information tout en nous faisant rire, car ce roman est très, très drôle.
"Tout ne sera bientôt que récit. Les mots sont la façon qu'a trouvée l'homme de donner du sens au chaos."
Mais ce qui est nouveau, c'est que dans ce roman Bello parvient aussi à nous émouvoir, et je crois que c'est le texte le plus sensible qu'il a écrit depuis Les Funambules. Ce roman risque de surprendre tous ceux qui le considèrent comme un cérébral sans affect, parce que sous couvert de nous parler de technologie moderne, il nous raconte aussi une histoire d'amour. Et l'un des sujets du roman n'est pas de ceux que l'on se serait attendu à trouver sous sa plume : qu'est-ce que l'amour ? Peut-on mettre l'amour en algorithmes ? Comment écrire l'amour et le désir ? Frank, qui est marié depuis trente ans et toujours très amoureux de son épouse (une française, gauchiste, que j'ai adorée) va essayer d'expliquer ses sentiments à Ada, pauvre machine incapable de ressentir des émotions. Et voilà Frank transformé en professeur d'amour et de poésie. Et en critique littéraire, analysant point par point (et avec un certain brio, il faut bien le dire) le premier manuscrit de l'apprentie écrivaine, qui se révèle totalement désopilant, pour des raisons que je vous laisse découvrir. Car l'autre grande question du roman est : qu'est-ce que la littérature ? Ada va démontrer à Frank qu'une AI peut écrire toutes sortes de textes, de là à parler de littérature... Au passage, Bello se moque du formatage d'une certaine littérature contemporaine, conçue sur des critères purement marketing. Et on en revient toujours à l'éternelle question : qu'est-ce que la littérarité ?
"Tu as résumé le défi de la littérature : comment raconter leur histoire aux gens sans les raser ou, pire encore, les conduire au désespoir ? Les grands auteurs ont le pouvoir de transfigurer le réel, d'ennoblir le quotidien sans le dénaturer. Ils disent sans décrire, ils révèlent sans montrer."
Bref, il est très bon, le dernier Bello.
Gallimard, coll. Blanche, 2016 . - 368 p.