La littérature sans idéal - Philippe Vilain
"Aujourd'hui encore, la littérature prétend être une réponse positive aux quêtes esthétique, spirituelle, existentielle inhérentes à la condition humaine, sans reconnaître qu'elle est surtout une réponse pragmatique aux préoccupations mercantiles comme aux intérêts sociétaux de son époque, qu'elle est un simple divertissement culturel."

Cet idéal qui manque à la littérature, c'est la quête de l'esthétique, du poétique et de l'artistique, qui devrait être au cœur de toute œuvre littéraire, selon Philippe Vilain. Et ce n'est pas la conclusion mais le postulat de base de cet essai qui fait la radiographie clinique et désenchantée de la littérature française contemporaine. Le diagnostic est cruel : la littérature est devenue un produit de consommation, elle s'est standardisée, et s'auto-surestime, refusant de regarder en face la réalité de sa médiocrité. Le constat est à la fois très sévère et pas vraiment nouveau.
L'analyse de Philippe Vilain, qui alterne essai littéraire et traité sociologique, repose sur trois observations : l'abus de réel dans la littérature contemporaine, son absence de style et sa soumission au marché, donc au lecteur, consommateur final du produit. L'auteur prend la peine de préciser dès le début que son essai porte sur la littérature la plus visible, la plus médiatique, celle qui constitue le gros de la production éditoriale. Il existe une autre littérature plus confidentielle (qui "ne pourrait pas économiquement subsister sans la première qui, si l'on peut dire, la subventionne") destinée, selon lui, à disparaître (ce qui reste à prouver). Cette littérature, qu'il n'évoque pas vraiment, semble pourtant être le modèle sur lequel il s'appuie, en creux, pour bâtir sa démonstration qui oppose systématiquement une chose à son contraire : le réel à la fiction, le beau style à son absence, Proust à Céline, la littérature littéraire à la littérature populaire. J'ai tendance à penser que la réalité de la littérature contemporaine est un peu plus complexe, un peu plus hétérogène que ça. Il n'en reste pas moins que cet essai parfois très agaçant met le doigt sur un certain nombre de phénomènes bien réels, et a le mérite de susciter la réflexion.
On ne peut pas nier, en effet, que le réel a investi la littérature (pour le pire et le meilleur, d'ailleurs) tirant le roman vers le journalisme, on ne peut pas nier que tout le monde aujourd'hui veut écrire, ce qui neutralise la figure de l'écrivain et tend à créer une écriture standardisée et globalisée, une écriture universelle, produisant des livres formatés, vite écrits, vite lus et vite oubliés, une écriture qui s'éloigne d'autant plus de l'art que les écrivains semblent (dixit Vilain) renier le passé et leurs glorieux aînés, on ne peut pas nier non plus que la littérature est soumise à la loi du marché, et à toutes ses dérives. Il est très juste aussi de dire que les frontières entre écrivain, critique et lecteur se sont brouillées. "Le lecteur s'institue critique, le critique s'institue volontiers écrivain et l'écrivain se fait tantôt critique, tantôt lecteur."
Mais il me semble que Vilain a tort de vouloir absolument défendre une littérature qui ne repose que sur la beauté de la langue ("Le véritable écrivain n'a rien à dire. Il a seulement une manière de le dire", Alain Robbe-Grillet) contre une littérature qui porte un discours sur le monde ("La première - et pratiquement la seule - condition d'un bon style, c'est d'avoir quelque chose à dire", Schopenhauer). L'idéal littéraire devrait être un objet hybride entre ces deux pôles. Vilain reproche à la littérature américaine d'avoir contaminée par son pragmatisme la littérature française. "[On a] finalement fait évoluer le petit roman à la française vers le grand roman à l'américaine." Il oublie de signaler que si beaucoup de lecteurs (dont je suis) se sont tournés vers la littérature américaine depuis plus de vingt ans, c'est précisément parce que la littérature française n'avait plus grand chose à dire. Si on voulait bien oublier un peu la condescendance française vis-à-vis de la littérature américaine, on devrait au contraire se féliciter de la contamination d'une littérature par l'autre. Au passage, l'auteur soulève une question intéressante (la seule qui vaille à mon avis) sur ce qu'est la littérarité. A quel moment, sur quels critères, peut-on établir qu'un texte est littéraire ou pas ? Mais littérarité et esthétique sont des qualificatifs tellement subjectifs qu'il y a sans doute autant de réponses à cette question qu'il y a de lecteurs.
Et c'est précisément dans le chapitre sur la lecture et le lecteur que Philippe Vilain m'a le plus agacée. Dans ce nouveau modèle économique où la littérature s'industrialise, il voit en l'écrivain un otage "d'un marché où le lecteur est un roi tyrannique, impose ses désirs et ses lois, s'arroge moins de droits que de devoirs." Le lecteur, tel que Vilain le voit, ne sait pas lire, n'a pas de goût, donne son avis à tort et à travers sur internet, et pousse l'écrivain à écrire le livre qu'il a envie de lire. En somme, c'est la tyrannie du lecteur qui tire la littérature vers le bas. L'auteur oublie (ou peut-être ne le sait-il pas) que si le lecteur a commencé à donner son avis sur le net c'était avant tout pour partager ses emballements avec d'autres lecteurs. Ce sont les éditeurs qui ont, en quelle sorte, légitimé les lecteurs comme critiques en les noyant sous les services de presse et en quémandant leurs avis.
Et s'il y a un grand absent dans cet essai c'est précisément l'éditeur, qui est pourtant au cœur du système, dans la mesure où c'est lui (et non le lecteur) qui choisit ce qu'il va publier, à quel rythme et à quel prix. C'est l'édition qui choisit de nous balancer six cents romans deux fois par an (alors qu'un lecteur français lit en moyenne 15 livres par an). C'est l'édition qui transforme en trois mois une nouveauté en vieillerie périmée. Et c'est le lecteur que l'on qualifie de "roi tyrannique"? Permettez que je ricane. Une maison d'édition est avant tout une entreprise, qui investit sur des auteurs et en attend des bénéfices. Il est évident que dans les grandes maisons, certains écrivains populaires à fort tirage financent d'autres textes plus ambitieux, ce qui parait plutôt judicieux. Faire le choix d'une production entièrement calibrée sur le goût du plus grand nombre est à la fois un choix éditorial et économique, que ne font pas toutes les maisons d'édition. Preuve que "l'asservissement au lecteur" n'est pas une étape obligée pour survivre.
On peut se demander finalement si le premier reproche que fait Philippe Vilain à la littérature française n'est pas d'aller à l'encontre de son propre idéal littéraire : celui de la création d'un "objet poétique ". Peut-être qu'au fond l'auteur nous en révèle autant sur lui dans cet essai que sur la littérature contemporaine : son amour du style, sa passion pour Duras et Proust, son goût pour l'autofiction, son refus d'être considéré comme un simple produit formatable et standardisé soumis aux diktats du lectorat, son idéal du grand écrivain reconnu et adoubé par ses pairs.
Grasset, 2016. - 158 p.