Francis Rissin - Martin Mongin
" Il sait qu'il suffit parfois de prononcer le nom d'une chose pour lui donner corps et l'inviter de plain pied dans le monde réel."
Il est bien agréable de tomber de temps en temps sur un roman qui se démarque complètement de la production éditoriale courante. Donc, si vous fuyez l'autofiction à polémiques, l'exofiction dramatique et la comédie sociale opportuniste, jetez-vous sur ce Francis Rissin qui vous réserve bien des surprises. Qui est Francis Rissin, d'où sort-il, que veut-il ? C'est ce que se proposent d'explorer les onze textes qui composent le roman.
Un roman en pièces détachées, donc, dont chaque chapitre remet en question tous les précédents. Il commence par un texte vertigineux autour de la quête d'un livre introuvable et mystérieux, Pour une approche de Francis Rissin, livre qui se refuse à ceux qui le cherchent, aussi évanescent que celui qui l'a écrit, et dont même les rares lecteurs s'évaporent inexplicablement. Puis ce même nom "Francis Rissin" apparaît sur des affiches électorales qui se mettent à fleurir sur les murs de plusieurs petites villes, de plus en plus nombreuses et de plus en plus insistantes, un nom qui se répand dans la province française, et dont la lancinante présence aura de multiples conséquences. Ou pas.
"La France naviguait à tâtons dans le noir, elle naviguait dans les ténèbres, les yeux aveugles, errant à la surface de l'abîme. Et puis le bon Dieu avait eu la bonne idée d'allumer la lumière. "
Le tout se déroule dans une France qui ne va pas très bien, où règnent colère et frustration et où se multiplient les difficultés : grèves et émeutes, drogue et djihadisme ; une France qui rêve de cet homme providentiel qui la sortira définitivement du marasme, un Vercingétorix, un Bonaparte, voire un De Gaulle, une figure quasi divine dont se moque l'auteur et qui peut se faire tour à tour christique ou maléfique. Francis Rissin, unique et pluriel, omniprésent et insaisissable, pourrait-il incarner ce héros aussi improbable que fantasmé ? L'auteur tourne autour de cette question et en profite pour nous balader dans tous les coins de notre beau pays, et ce n'est pas le moindre des charmes de ce roman que de nous faire visiter ses magnifiques paysages, de la Normandie à la Haute Savoie et de la Somme au Var, à travers une incroyable collection de petits bleds qui sentent bon la France profonde (et c'est une amoureuse de la province qui parle).
Ce roman se révèle à la fois inventif et déroutant pour le lecteur qui se demande où on l'emmène, aussi troublant et hypnotique qu'un tableau cubiste de Picasso, aussi labyrinthique et étrange qu'une nouvelle de Borges, aussi énigmatique et symbolique qu'une parabole biblique. L'auteur sautille joliment sur les infinies potentialités de la fiction et les mystères de la création littéraire, à la façon malicieuse et ludique d'un Antoine Bello, tout en jouant sur plusieurs formes (cours universitaire, journal, biographie, compte-rendu d'enquête, témoignage, catalogue d'exposition, confession) et sur plusieurs genres (polar, fantastique, roman d'initiation, roman politique, épopée), et en semant de petits cailloux d'un texte à l'autre, nous livrant une histoire qui est à la fois multiple et parcellaire.
"Plus haut, quelque part en lieu sûr, quelqu'un s'était chargé d'élaborer un plan, d'articuler les fins et les moyens. Plus haut, quelqu'un possédait la logique d'ensemble."
C'est typiquement le genre de roman que j'adore. Si vous n'avez pas peur de faire pétiller vos neurones, ne passez pas à côté de ce formidable premier roman.
Merci à Nicole de m'avoir donné envie.
Éditions Tusitala, 2019. - 611 p.
Et c'est mon 3e Pavé de l'été pour le Challenge de Brize.