Leurs enfants après eux - Nicolas Mathieu
"Le paradis était perdu pour de bon, la révolution n'aurait pas lieu ; il ne restait plus qu'à faire du bruit."

Ils s'appellent Anthony ou Hacine, ils ont quatorze ou dix-sept ans, ils sont fils d'ouvriers, ils ont grandi quelque part dans l'Est de la France, dans une vallée qui s'est entièrement construite autour des usines Metalor. Mais un jour les hauts-fourneaux se sont tus, et ils ont vu leurs pères devenir chômeurs et enterrer leurs rêves d'une vie meilleure. Celui d'Anthony s'est reconverti dans le jardinage, celui de Hacine attend de pouvoir rentrer au pays.
"A chaque fois qu'un pauvre type revendiquait une existence moins lamentable, on lui expliquait par A plus B combien son désir était déraisonnable."
C'est l'été 1992, un été brûlant où ils s'ennuient à mourir, fantasment sur les filles et accumulent les conneries : menus larcins, drogue, alcool, bagarres. On est toujours au bord de la tragédie, sans jamais y tomber, tout en restant constamment dans une atmosphère glauque de drame et de désolation. On va suivre ces ados pendant plusieurs années et assister avec empathie et désespérance à leurs tentatives pour fuir cet endroit sans y parvenir et se créer une vie différente sans y parvenir non plus. Ils sont défaits avant même d'être adultes, une génération perdue qui a renoncé à la lutte, à la politique et à l'idéalisme, et se trouve confrontée à une vie totalement dénuée de sens.
"Il existait comme ça toute une série de ruses pour surmonter le désert, cette étendue uniforme de temps qui vous attendait au saut du lit, et pour de bon, jusqu'à la retraite."
Ce qui m'a frappée dans ce roman, c'est à quel point on se croirait chez Virginie Despentes. Ce n'est pas le même milieu, certes, mais c'est le même langage extrêmement cru, le même talent pour se placer dans la tête de tous les personnages quels qu'ils soient, la même exploration au scalpel d'une société qui ne va pas bien. Mais là où Virginie Despentes nous laissait espérer qu'on pourrait s'en sortir par le collectif, on ne trouve ici qu'un individualisme forcené (ou une solitude glaçante, si l'on préfère). Même l'amitié et l'amour ne sont plus des valeurs sûres ("Le couple, c'était ce canot de sauvetage sur le rebord de l'abîme.") Les seuls moments qui fédèrent brièvement toute la population de la vallée sont un enterrement ou un match de foot. Ce qui est frappant aussi, c'est à quel point cette micro-société est dénuée de toute culture.
La grande vertu de ce roman, que j'ai trouvé totalement déprimant, c'est de nous permettre de comprendre ce qui se passe en France aujourd'hui. Nous laissons Anthony et Hacine en 1998. Ils ont la petite vingtaine et savent déjà qu'ils auront une vie de merde. Vingt ans plus tard, on peut supposer qu'ils ont enfilé un gilet jaune.
"Cette vie qui se tricotait presque malgré eux, jour après jour, dans ce trou perdu qu'ils avaient tous voulu quitter, une existence semblable à celle de leurs pères, une malédiction lente."
Actes Sud, 2018. 432 p.