Vernon Subutex, 1 - Virginie Despentes
"Il est un spectateur, un resquilleur de lui-même, un clandestin. Car finalement ça s'est produit : le vide l'a avalé."
Une fois n'est pas coutume, je vais citer la quatrième de couverture, que je trouve excellente : "Qui est Vernon Subutex ? Une légende urbaine. Un ange déchu. Un disparu qui ne cesse de ressurgir. Le détenteur d'un secret. Le dernier témoin d'un monde révolu. L'ultime visage de notre comédie inhumaine. Notre fantôme à tous."
Pendant plus de vingt ans, Vernon Subutex fut un disquaire fou de rock'n roll. Mais la révolution numérique a mis à mal l'industrie musicale et il a dû fermer boutique. Pendant quelque temps il a réussi à subsister sur les aides sociales et la vente de sa collection de disques, mais depuis quelques mois il est vraiment dans la dèche et ne doit qu'à la générosité de son copain Alex Bleach de pouvoir encore payer son loyer. Alex, le seul de tous les copains musiciens de Vernon qui soit devenu riche et célèbre. Mais Alex Bleach meurt brutalement, et Vernon est expulsé de chez lui. Le voilà obligé de squatter à droite et à gauche, chez les copains et copines qui lui restent et ne l'ont pas totalement oublié : anciens musiciens ou anciens clients. A l'un deux, il va confier qu'il possède des cassettes vidéo inédites d'Alex Bleach, sans se douter que la nouvelle va faire le tour de Paris et lancer un certain nombre de personnes à ses trousses, pour diverses raisons.
Je n'avais encore jamais lu Virginie Despentes, à cause de sa réputation "trash". Trash, elle l'est, mais juste à la bonne dose, une dose qui me convient parfaitement. Elle a une plume très nerveuse qui trace un portrait ou crée une atmosphère en quelques lignes. Dans ce roman, elle fait défiler une série de personnages qui dessinent une incroyable photographie de l'époque, désenchantée et acide, mais jamais amère, même si on y trouve une bonne dose de nostalgie des années 90. Le point de vue narratif change à chaque fois qu'un nouveau personnage entre en scène. Super idée, qui lui permet de créer une galerie de portraits assez emblématiques : le producteur stressé, le bobo vaguement raciste, le trader arrogant, la star de porno, la journaliste en mal de scoop, le prolo agressif, ... Au passage, elle aborde quasiment tous les sujets de société sans langue de bois : obésité et boulimie, homosexualité et transsexualité, pornographie et violence conjugale, intégration et islamisme, racisme et communautarisme, exclusion socciale, faillite des services publics. Sans parler de la consommation universelle de drogues pour supporter cet enfer moderne. Elle évoque d'ailleurs un Paris qui m'a paru aussi familier dans sa géographie (Belleville, Oberkampf, Buttes-Chaumonts) qu'exotique dans son atmosphère : la nuit, les bars, la drogue et l'alcool.
Le grand talent de Virginie Despentes est d'être totalement en prise avec son époque. Elle montre parfaitement comment la révolution numérique à bouleversé nos vies, comment tous les milieux artistiques (cinéma, musique, édition) sont complètement pervertis par la course aux bénéfices, et comment les réseaux sociaux sont au cœur des relations sociales, pour le meilleur et pour le pire. Mon seul reproche envers ce livre serait peut-être que tout ça finit par ressembler à un catalogue des horreurs où l'on perd un peu de vue le fil de l'intrigue principale, mais c'est tellement juste, tellement bien observé, tellement fin dans l'analyse psychologique, tellement en prise avec le réel, avec la société d'aujourd'hui, que ce serait dommage de bouder son plaisir. D'ailleurs, la question ne se pose même pas tant on est aspiré par cette plume ultramoderne et hyperréaliste : on y pose un œil et on ne peut plus en sortir.
Sauf que la Despentes, elle nous plante avec un Vernon Subutex assez mal en point, et nous déclare qu'il faudra attendre le mois de mars pour avoir la suite. Et là, je suis juste crucifiée.
Grasset, 2015. - 397 p.