4 3 2 1 - Paul Auster
"Un monde irréel était beaucoup plus vaste qu'un monde réel et il offrait plus qu'assez de place pour y être en même temps soi-même et pas soi-même."
J'avais un peu laissé tomber Paul Auster ces dernières années, le dernier roman de lui que j'ai lu ne m'a laissé aucun souvenir, et lui avait délaissé la fiction pour se consacrer à des textes autobiographiques. Et le voici qui revient avec un énorme roman qui reprend le procédé narratif qu'avait déjà utilisé Eric Reinhardt dans Cendrillon. Il m'était impossible de résister à un tel projet.
C'est l'histoire d'Archie Ferguson, petit-fils d'Ike Ferguson, né Reznikoff, qui débarqua en 1900 à Ellis Island de sa Russie natale, et eut une vie laborieuse. Archie, lui, naît en 1947 à Newark, New Jersey (comme Paul Auster lui-même) de Stanley Ferguson, vendeur d'électroménager, et de Rose Adler, photographe. Sauf que, passé ce socle initial, le lecteur se rend compte que l'histoire change légèrement d'un chapitre à l'autre, et que l'auteur est en train de nous raconter quatre versions de la vie de Ferguson ; quatre variantes d'une vie presque banale en fonction des circonstances, des aléas de la vie, des décisions prises à un moment ou à un autre.
"Quelle idée intéressante, se dit Ferguson, de penser que les choses auraient pu se dérouler autrement pour lui, tout en restant le même. Le même garçon dans une autre maison avec un autre arbre. Le même garçon avec des parents différents. Le même garçon avec les mêmes parents mais qui ne faisaient pas les mêmes choses qu'actuellement. "
Je l'ai tout de suite aimé ce petit Ferguson, dans ses quatre versions, gamin très intelligent qui porte un regard acéré sur le monde, enfant unique qui rêve d'avoir un frère et ne va avoir de cesse de s'en trouver un, et va tisser un lien privilégié avec sa jolie maman vive et indépendante, enfant solitaire que j'ai pris un grand plaisir à voir grandir, devenir adolescent puis adulte, la tête toujours pleine de questions et pleine d'histoires.
"Il savait déjà que le monde se composait de deux royaumes, le visible et l'invisible, et que les choses qu'il ne pouvait voir étaient souvent plus réelles que celles qu'il voyait."
Là où Reinhardt se proposait de montrer que l'individu est constitué de multiples facettes susceptibles de se révéler en fonction des circonstances de la vie, Auster interroge la question (centrale dans son œuvre) du rôle que joue le hasard dans nos vies et de tous les possibles qui surgissent sous nos pas à chaque instant : "Le monde est foisonnant : tout peut arriver." (John Cage, Silence).
La construction est très habile qui nous fait passer avec beaucoup de subtilité d'une version dans l'autre; mais Ferguson reste presque le même : grand lecteur et grand cinéphile (j'ai adoré toutes les références littéraires, cinématographiques et musicales, ainsi que les balades new yorkaises dans les cinés, les musées et les salles de spectacles), adorant le baseball et le basket, amoureux des mots aussi, se livrant tour à tour à la poésie, au journalisme, à la fiction ou à la traduction. Et l'auteur essaie bien sûr de nous embrouiller un peu, en multipliant les prénoms qui se ressemblent pour des personnages différents, en convoquant les fantômes d'autres héros de ses romans, ou en faisant réapparaitre d'une version dans l'autre les mêmes personnages dans des rôles différents.
C'est une fresque foisonnante autant sur le plan stylistique, sociologique qu'historique. Auster y multiplie les histoires dans l'histoire, les jeux de miroirs et les mises en abyme. Il revient sur l'histoire de l'Amérique des années 40 à 60, trente ans qui ont bouleversé le pays : Kennedy, Vietnam, lutte pour les droits civiques. On assiste à la l'évolution de la société et à la transformation de la ville de New York. En creux se dessine une critique de l'Amérique moderne empêtrée dans le racisme et la violence, engagée dans des guerres sans fin, une critique aussi du matérialisme effréné des Américains et de leur obsession de l'argent, alors que visiblement Auster met l'art et la culture au-dessus de tout.
"Car l'ambition revenait à n'être jamais satisfait, à toujours désirer davantage, à aller toujours de l'avant car aucun succès ne pourrait jamais être assez grand pour calmer le besoin d'autres succès encore plus grands."
Et la plume de Paul Auster est un délice, son talent de conteur et son humour feutré font de cette lecture un bonheur total, ses phrases coulent comme de l'eau à la fois simples et précises, et pourtant interminables et bourrées de digressions. C'est un roman très bavard mais d'une telle qualité que l'on aurait tort de s'en plaindre, un roman brillant qui s'achève là où il commence, et parvient à imaginer quatre histoires différentes, tout en nous racontant quatre fois la même histoire. Un gros coup de cœur.
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Gérard Meudal.
Actes Sud, 2018. - 1024 p.