Un monde flamboyant - Siri Hustvedt
Rentrée littéraire 2014
"N'étions-nous qu'une seule personne ou étions-nous tous plusieurs ?"
Longtemps, Harriet Burden fut une artiste méconnue, créatrice de maisons de poupée pleines de personnages étranges. Mariée à un célèbre marchand d'art, elle met pendant quarante ans sa carrière entre parenthèses pour se consacrer à sa famille et à la vie mondaine qu'implique la carrière de son mari. Ses rares expositions sont considérées avec condescendance parce qu'elle est la "femme de". Devenue veuve, elle se consacre totalement à son art et se met à élaborer une supercherie artistique destinée à montrer que c'est son statut de femme qui l'a empêchée d'obtenir la reconnaissance que méritait son œuvre et après laquelle elle a couru toute sa vie. Devenue célèbre après sa mort, elle fait l'objet de recherches universitaires.
Ce roman se présente donc comme une étude universitaire, signée I.V. Hess, professeur d'esthétique. Il n'y manque ni l'érudite introduction méthodologique, ni les savantes notes de bas de pages. L'étude compile à la fois les carnets de l'artiste et les témoignages de ceux qui l'ont côtoyée pendant les dernières années de sa vie : famille, amis, amant, mais aussi galeristes, artistes et critiques. A travers toutes ces voix, se dessine le portrait composite d'une femme complexe, cultivée, grande lectrice, qui se passionna toute sa vie pour ces artistes femmes dont les œuvres ont été méprisées ou détournées par les hommes. La mystification à laquelle elle va consacrer les dernières années de sa vie est donc une "expérience fondée sur une hypothèse concernant la personnalité de l'artiste par rapport à l'œuvre exposée."
J'ai beaucoup aimé la virtuosité érudite de ce roman, qui joue sur les mots, sur les masques, et sur les identités, mêlant philosophie, neurobiologie et histoire de l'art, adoptant un nouveau ton à chaque chapitre, avec chaque personnage, et qui nous dévoile le milieu artistique new-yorkais, ce "cloaque de poseurs vaniteux qui achètent des noms pour blanchir leur argent." A travers la quête de reconnaissance de Harriet, l'auteur pose une question passionnante : que voyons-nous quand nous regardons une œuvre d'art, un objet ou celui qui l'a créé, sommes-nous influencés par ce que nous savons de l'artiste, est-ce que ce n'est qu'après la mort de l'artiste que l'on peut envisager son œuvre pour ce qu'elle est ?
Mais surtout l'auteur nous entraîne dans le vertige identitaire de cette femme qui voulait tant être aimée pour ce qu'elle était, pour ce qu'elle réalisait et non pas pour l'image qu'elle donnait d'elle-même, l'image que la société lui collait sur le visage. Toute sa vie Harriet fut en quête de son identité, petite fille solitaire que son père surnomma Harry, qui s'inventa un ami imaginaire et se passionna pour Frankenstein, puis épouse solitaire que son mari trompa avec des hommes, et dont tout le travail d'artiste porta sur la création de métamorphes, personnages qui réinventent le monde, et se cristallisa sur l'invention de multiples pseudonymes.
Et à travers Harriet, je suis convaincue que Siri Hustvedt nous parle d'elle, femme écrivain et "femme de", qui dans une troublante mise en abyme se démultiplie dans ce roman, où elle imagine et décrit de nombreuses œuvres d'art, et où elle pousse le clin d'œil jusqu'à se citer sous la plume d'un critique d'art comme une "obscure romancière et essayiste".
Un roman en forme de puzzle, énigmatique, érudit, vertigineux : flamboyant (que j'ai lu en prenant des pages et des pages de notes dans mon petit carnet noir).
L'avis de Jostein, et celui de Val.
Traduit de l'américain par Christine Le Bœuf.
Actes Sud, 2014. - 403 p.