Le système Victoria - Eric Reinhardt
" Il faut que nous ayons l'orgueil d'inventer quelque chose d'unique qui ne ressemble à rien de connu, et qui sera notre fierté et notre plaisir."
Alors qu'il fait une course dans un centre commercial, un homme est attiré par une femme qu'il croise. Elle est belle, élégante, et dégage "un rayonnement de reine". Il parvient non seulement à attirer son attention, mais à obtenir son numéro de téléphone. Quelques semaines plus tard, ils se retrouvent à Londres dans un hôtel de luxe et partagent une nuit passionnée. Ce coup de foudre sensuel est le début d'une liaison torride. Mais que l'on ne s'y trompe pas : il n'est ici question ni d'amour, ni de romance, mais d'une passion sexuelle, violente et addictive entre deux êtres que tout sépare, et qui représentent deux versants du monde du travail.
Lui : David Kolski, architecte raté, est conducteur de travaux dans une grande entreprise de bâtiment. Il est chargé de la construction de la tour Uranus à la Défense, un énorme chantier pour lequel il subit une forte pression car les enjeux financiers sont considérables. Il est marié depuis plus de vingt ans avec une femme rencontrée à dix-huit ans et qu'il a épousée pour de mauvaises raisons. Il est idéaliste, sensible, de gauche, et fantasme sur les femmes fortes, autoritaires, et protectrices.
Elle : Victoria de Winter, est une femme de pouvoir. Elle est DRH d'une multinationale et passe son temps aux quatre coins du monde. Elle est intelligente, sensuelle, orgueilleuse et n'a pas peur de rien. C'est une conquérante qui incarne toutes les valeurs du libéralisme, sans pourtant perdre une once de sa féminité.
Ils se complètent et se combattent, intellectuellement autant que sexuellement. Elle est un des plus beaux fleurons de cette caste de patrons qui dominent le monde, toujours entre deux avions, deux réunions, deux hôtels, pendant que lui est l'archétype du cadre débordé qui s'épuise à tenter d'atteindre les objectifs démentiels fixés par sa hiérarchie, sans en obtenir beaucoup de reconnaissance, coincé qu'il est entre son bureau à la Défense et son pavillon de banlieue.
Dans cette histoire, Eric Reinhardt inverse tous les codes de la séduction et du discours amoureux. C'est elle qui paie l'addition au restaurant, c'est elle qui loue une chambre d'hôtel à dix heures du matin pour passer deux heures avec son amant entre deux réunions, elle encore qui impose le rythme de cette liaison, les dates, les lieux, les codes.
Peu à peu, David découvre que cette femme est plus complexe qu'il n'y paraît, elle ment, dissimule, manipule, travestit la vérité, plie la réalité à son propre désir. Elle n'établit aucune frontière entre sa vie privée et sa vie professionnelle, entre le vrai et le faux, entre le fantasme et la réalité, ce qui causera sa perte, car tout ça finira naturellement très mal, et l'auteur nous en informe dès le début, histoire de détourner le lecteur de toute idée de happy end romantique. Car David se retrouve très vite dans un état de dépendance totale vis-à-vis de Victoria, et il comprend assez rapidement que tout ça va trop loin, mais il ne parvient jamais à prendre ses distances, tant sa maîtresse le manipule avec subtilité. Car c'est elle qui a le pouvoir dans cette relation, même si lui est d'une lucidité totale : la lucidité du noyé emporté par un torrent.
Plus on découvre Victoria, plus elle paraît monstrueuse, comme personne, comme amante avide de plaisir, comme emblème d'un capitalisme sauvage qui se vautre dans le luxe et la luxure au prix de la souffrance de salariés réduits en esclavage. Et malgré sa lucidité et sa clairvoyance, David va se laisser emporter par le tourbillon de désir et de sexe que lui impose Victoria. Comme il se défonce sur son chantier pour atteindre les résultats attendus par son patron, il se défonce dans le lit de Victoria pour assouvir tous ses fantasmes. La violence de leur passion est un reflet de la violence du monde du travail, de la violence du libéralisme vis-à-vis de l'humain.
Ce roman est à la fois bavard et brillant, virtuose et vertigineux.
Bavard, parce que l'auteur dissèque avec une précision chirurgicale les états d'âme de son héros et cette connaissance très intime de David donne à penser qu'Eric Reinhardt a mis beaucoup de lui-même dans son personnage. A cette transparence totale, s'oppose l'opacité de l'insaisissable Victoria, championne de l'ambiguité, du non-dit, de l'ellipse, qui entraîne son amant dans un infini jeu de miroirs.
Brillant, parce que le style, très introspectif, est superbe. Eric Reinhardt peut me parler d'architecture, de tir à l'arc ou de gratin de courgettes, je dévore tout, et avec avidité. Et il mène une vraie réflexion sur le désir, l'enchantement, l'idéalisme, et la réalité du monde social.
Virtuose, parce qu'il mêle avec brio l'intime et le social, le passé et le présent, le trivial et le sublime.
Vertigineux, parce qu'il entraîne son lecteur dans la spirale infernale qui consume David et Victoria vers toujours plus de désir, toujours plus de plaisir et que, jusqu'à la fin, il nous fait douter de la vraie nature de Victoria.
"Personne ne peut dire qui a raison, toi ou les syndicats, ni où se trouve la vérité de ce combat qui vous a opposés. Est-ce que tu les as trompés pour leur bien ? Est-ce qu'ils se trompent eux-mêmes en refusant d'évoluer ? Ou au contraire vous les avez vraiment baisés, et ils se préparent à vivre des moments difficiles ? Qui a raison et qui a tort ? Personne, peut-être… Peut-être que cette question n'a plus lieu d'être, qu'il ne faut plus se demander si les gens ont raison, ou s'ils ont tort, de faire ce qu'ils font, de croire ce qu'ils croient. Peut-être que le nombre de situations où il sera absurde de vouloir déterminer qui a raison, ou qui a tort, va aller en augmentant… C'est ça peut-être la définition de notre monde libéral, et c'est pourquoi tu l'incarnes si bien… Je suis sans doute un peu fatigué, mais j'ai l'impression de ne plus rien comprendre… de ne plus savoir quoi penser des choses qui relèvent du social, du politique et de l'économie. Là, maintenant, je n'arrive pas à savoir si tu es horrible ou merveilleuse, atroce ou bien sublime."
Au cas où ce ne serait pas encore tout à fait clair : j'ai adoré ce roman.
Editions Stock, 2011. - Folio, 2013. - 611 p.