L’amour et les forêts – Eric Reinhardt
Rentrée littéraire 2014
« Malheureusement, la réalité n’est pas tellement généreuse avec ceux qui réclament d’être enchantés. »
Enseignante de français et titulaire d’une agrégation, Bénédicte Ombredanne est une femme intelligente, séduisante et sensible. Elle aime les livres et la littérature. Elle aime les beaux objets, s’habiller élégamment et porter des bijoux anciens, mais sans ostentation. Mariée et mère de deux enfants, elle est ce genre de femmes dont on se dit qu’elle a tout pour être heureuse, une illusion qu’elle se donne beaucoup de mal pour entretenir. Un jour elle lit un roman qui la bouleverse intimement, comme le font parfois les romans, un roman dans lequel elle se reconnait. Ce roman, c’est Cendrillon d’Eric Reinhardt. Sous le coup de l’émotion, elle écrit à l’auteur pour le remercier. Une correspondance s’engage, puis une rencontre entre l’écrivain et la lectrice. Et là, Bénédicte Ombredanne confie au romancier la réalité de sa vie. Elle est mariée depuis treize ans à un homme qui la persécute, la harcèle, la détruit à petit feu. En l’auteur de Cendrillon, la jeune femme trouve une oreille particulièrement attentive.
« Ce qui accentuait cette intuition que Bénédicte Ombredanne n’allait pas très bien, c’était aussi l’importance qu’elle accordait aux livres qu’elle adorait, une importance que je sentais démesurée : comparable à un naufragé qui dérive en haute mer accroché à une bouée, elle les voyait comme détourner leur route et s’orienter lentement vers sa personne de toute la hauteur de leur coque, c’était bien eux qui allaient vers elle et non l’inverse, comme s’ils avaient été écrits pour l’extraire des eaux sépulcrales où elle s’était résignée à attendre une mort lente. »
En général, je n’aime pas les romans où l’auteur se met en scène de façon un peu trop ostentatoire. Le début de celui-ci m’a donc un peu agacée. Mais pas longtemps, car Eric Reinhardt évoque justement cette question de la présence de l’auteur dans la fiction, comme pour anticiper les objections du lecteur, ce qui m’a amusée. Par ailleurs, il profite de cette rencontre avec une lectrice pour évoquer l’acte d’écrire, l’enjeu parfois vital que ça représente pour l’écrivain et j'ai trouvé ces pages très émouvantes, tellement l’auteur s’y met à nu, semble-t-il.
« Je ne pourrais pas faire mieux que ce roman, je passais mon temps à anéantir cette idée, c’est pourquoi je craignais d’avoir à me vivre désormais – jusqu’à ma mort- comme en deçà de celui que j’avais été à un moment particulier de mon existence, quand tout mon être avait été transfiguré pendant des mois par l’embrasement d’une mystérieuse épiphanie. »
En s’accaparant la vie de Bénédicte Ombredanne pour en faire un roman (de même qu’elle s’est appropriée son roman pour enrichir sa vie), il lui rend ce qu’elle lui a donné : de la reconnaissance. Et ce faisant, il rend à cette femme ce qui lui a été volé par un mariage malheureux : la vie qu’elle méritait, l’amour auquel elle avait droit, la liberté à laquelle elle aspirait.
En fait, très vite l’auteur s’efface au profit de son héroïne et il nous dévoile avec une incroyable empathie comment cette femme tente de fuir par tous les moyens (lecture, rêve, adultère, maladie et même enfermement) une situation conjugale déplorable, tout en évitant le seul moyen susceptible de lui apporter la liberté : le divorce. Et il faudra arriver tout au bout du roman pour comprendre comment une telle femme a pu tomber sous l’emprise psychologique d’un homme aussi falot que Jean-François Ombredanne. Entretemps l’auteur nous aura montré avec une précision quasi-chirurgicale la réalité de la vie maritale pathologique de son héroïne, jusqu’à rendre son lecteur physiquement malade. Et il transforme cette femme au destin éminemment romanesque en héroïne tragique, en princesse envoutée, en idéaliste que le réel a brisée. La narration alterne des pages lumineuses (l’amant) et des pages éprouvantes (le mari), voire douloureuses, tout en parvenant à surprendre sans cesse le lecteur.
Un roman écrit d’une plume hypnotique qui se lit en apnée, vous laisse assommé, et dresse le portrait sublime d’une femme que l’on n’oubliera pas de sitôt, et qui semble avoir une étonnante parenté avec son créateur.
« Quel bonheur que d’écrire, quel bonheur que de pouvoir la nuit, souvent la nuit, s’introduire en soi et dépeindre ce qu’on y voit, ce qu’on y sent ce qu’on entend que murmure les souvenirs ou le besoin de retrouver intacte sa propre grâce évanouie, évanouie dans la réalité mais bien vivante au fond de soi, vivante au fond de soi et éclairée au loin comme une maison dans la nuit, une maison vers laquelle on laisse guider ses pas, seul, conduit par la confiance, l’inspiration, ses intuitions renaissantes, par le désir de rejoindre cet endroit qu’on voit briller au loin dans les ténèbres, attirant, iluminé, en sachant que c’est chez soi, que c’est là que se trouve enfermé, au fond de soi, ce qu’on a de plus précieux, son être le plus secret. »
D'autres billets : Sophielit, Jostein, Sophie, Cuné.
Gallimard, 2014. – 366 p.