Générosité - Richard Powers
Un cours de "création documentaire" à Chicago. Le professeur, Russell Stone, est là presque par hasard. Ce dépressif blême et pessimiste, qui traverse la vie en rasant les murs et en évitant toute forme d'émotion, remarque d'emblée la jolie Thassa Amzwar, qui rayonne de joie et de bienveillance. Un état d'autant plus surprenant, aux yeux de Russell, que la demoiselle sort de l'enfer. Kabyle d'Algérie, Thassa a traversé la guerre civile, qui a englouti son père, sa mère et une bonne partie de sa famille, l'obligeant à émigrer au Québec. Russell s'inquiète : la jeune fille souffrirait-elle d'une maladie rare ? Il en parle à la psychologue de la fac. De fil en aiguille, Thassa se retrouve sous les feux de la rampe, bien malgré elle. Un généticien s'intéresse à son cas et se propose d'analyser son ADN. Thassa porterait-elle le gène du bonheur ? Le bonheur est-il génétique ? Une journaliste veut en faire le sujet de son émission.
« Un homme s’enfuit avec une femme ambigüe : c’est la plus vieille histoire du livre. Je l’ai écrite moi-même des centaines de fois, dans mon sommeil. Et chaque fois, l’histoire voulait prendre le large, se perdre, échapper à l’intrigue ourdie par son patrimoine héréditaire… »
Avec une intelligence rare, et d'une plume dense et caustique, Richard Powers mène une réflexion sur le bonheur et analyse le monde moderne. Chacune de ses phrases est une lame tranchante qui dissèque notre société malade de sa science, malade de ses media et malade de sa justice. Une société où la biologie et l'industrie pharmaceutique se donnent la main pour faire de chaque être humain un robot programmé par son ADN, dont chaque pièce défaillante puisse être remplacée par une petite manipulation génétique ou une petite pilule bleue, une société où le cirque médiatique a remplacé le cirque romain, une société où tout s'achète et tout se vend, à condition que la justice puisse déterminer qui est propriétaire de quoi.
Et, en toile de fond, Richard Powers nous pousse à nous interroger sur les limites entre la réalité et la fiction. Où s'achève le récit, où commence la création ? Il va jusqu'à instiller le doute dans l'esprit du lecteur, en faisant de subreptices apparitions dans son texte, des clins d'œil à la Hitchcock, pour finalement nous rouler dans la farine. Tout est fiction, même à l'heure où le je n'en finit plus d'envahir l'espace public.
Un roman exigeant, mais extrêmement brillant, qui donne au lecteur le sentiment d'être plus intelligent.
« Les livres sur le bonheur sont formels : nous sommes conçus pour croire que ce que nous désirons nous rendra heureux, mais conçus de telle sorte que la possession nous procure un bien maigre frisson. Vouloir est ce qu’avoir aspire à retrouver. »
Un grand merci à Solène pour ces trois jours de bonheur (je doute beaucoup que le bonheur soit dans les gènes mais je suis sûre qu'il est dans les livres !)
Traduit de l’américain par Jean-Yves Pellegrin.
Le Cherche midi, 2011. – 471 p.