Dernière nuit à Twisted River - John Irving
L’époque : les années cinquante ; le lieu : un camp de bûcherons, au nord du New-Hampshire, sur les bords de la Twisted River, qui doit son nom à ses larges méandres, et se transforme à la fonte des neiges en un torrent furieux.
« A l’automne, on coupe les arbres, on construit les routes, on prépare les cours d’eau pour les convois de printemps – le tout avant la première neige. En hiver, on continue la coupe, et puis on traîne les grumes sur la neige, avec ou sans glissoires, jusqu’au bord de l’eau. Au printemps, on les pousse sur les rivières et les fleuves, jusqu’à la baie. »
Et il est périlleux, le métier de draveur, si périlleux que le lecteur assiste à la noyade du jeune Angel Pope, dès la première page du roman. Noyée aussi, Rosie, la femme de Dominic Baciagalupo, ce qui le condamne à élever seul son fils Danny. Dominic n’est pas bûcheron, lui ; un accident de jeunesse l’a rendu boiteux. Il est devenu le cuistot du camp, et excelle dans les recettes italiennes transmises par sa mère. La vie est rude, mais simple, à Twisted River. Pourtant le passé du cuistot est plein de secrets, habilement dissimulés sous une riche mythologie familiale. C’est la croyance en cette mythologie qui va faire commettre à Danny un acte terrible. Encore un accident, puisque décidément la vie est pleine d’accidents. Celui-ci est tragique et pousse le père et le fils à fuir en une nuit et pour toujours le camp de Twisted River, pour échapper à une vengeance aveugle. Père et fils trouveront refuge d’abord à Boston, puis dans le Vermont, dans l’Iowa et pour finir à Toronto. Dans chaque ville, un nouveau nom, un nouveau restaurant pour le père, un nouveau roman pour le fils devenu écrivain, et de nouvelles femmes. Et, dans l’ombre de Dominic et Danny, un ange gardien veille : Ketchum, le vieux bucheron fruste et anar.
Avec Dernière nuit à Twisted River, John Irving nous offre un roman à la fois foisonnant et profond, riche en personnages baroques et en anecdotes burlesques, qui revisite cinquante ans d’histoire américaine. C’est le roman de la fuite, puisqu’on a tous quelqu’un ou quelque chose à nos trousses : un shérif dingue, une Mustang bleue, un goût immodéré pour l’alcool, ou une dame noire armée d’une faux. Chacun de nous est condamné à perdre ceux qu’il aime. Ce roman est un exutoire à ce qui semble être l’angoisse première de John Irving : la perte d’un enfant. Et la partie la plus intéressante, à mes yeux, est celle où l’écrivain se livre à un mise en abyme de son œuvre romanesque ne faisant de son héros un écrivain devenu célèbre à son quatrième roman (tout comme Irving lui-même, devenu célèbre avec Le monde selon Garp, publié en 1978), un écrivain qui a un goût particulier pour le point-virgule, écrit un roman sur le thème de l’avortement, avant de s’exiler pour le Canada. John Irving en profite pour justifier certains de ses points de vue sur la politique américaine, tout en attirant l’attention du lecteur sur la fragile frontière entre fiction et réalité : auteur et narrateur sont deux personnes différentes, l’auteur met un peu de sa vie dans son œuvre, mais son œuvre n’est pas sa vie, la fiction se nourrit de la réalité sans être la réalité.
« Eh ben, quand il se déclare un écrivain dans une famille, si tu veux mon avis, avait dit Ketchum, c’est un coup dur et voilà tout. Nous on se fâche quand il nous met dans ses livres, on se fâche quand il nous y met pas, on lui reproche de ne pas écrire sur lui-même, sur ce qu’il est vraiment, quoi. Et par-dessus le marché de faire de son ex-femme un personnage bien plus chouette qu’en réalité. »
Avec ce roman, John Irving nous rappelle que la vie est moins un long fleuve tranquille qu’une « twisted river ».
Traduit de l’américain par Josée Kamoun.
Seuil, 2011. – 562 p.