La vérité sur "Dix petits nègres" - Pierre Bayard

Publié le par Papillon

"C'est donc l'intensité avec laquelle les lecteurs s'intéressent à nous - intensité qui peut s'accroître ou s'atténuer avec le temps - qui nous donne l'existence et nous maintient en vie."
 

 

Je suis en train de devenir une vraie fan de Pierre Bayard, attendant avec jubilation chacun de ses ouvrages, en me demandant ce qu'il va encore inventer pour distordre la littérature. Son dernier opus s'en prend à nouveau à Agatha Christie. Il y a vingt ans, Pierre Bayard nous démontrait à quel point la romancière s'était trompée dans la résolution de l'énigme du Meurtre de Roger Acroyd. Il récidive avec Les dix petits nègres, un des romans les plus célèbres de la reine du crime, et un des plus angoissants aussi.
 
On se souvient de l'histoire : dix personnes ne se connaissant pas sont invitées par un hôte anonyme sur une île qu'une tempête va bientôt isoler complètement. Ils y seront assassinés les uns après les autres, et la police se révèlera incapable de trouver une explication à ce crime puissance dix. Il faudra une lettre du coupable pour faire éclater la vérité. Sauf que cette vérité paraît trop invraisemblable à l'auteur qui sa se faire une joie de la démonter.
 
Toute la facétie du propos repose sur le fait que ce n'est pas le critique qui s'exprime ici, mais l'un des personnages échappé du roman. Lequel ? C'est bien évidemment sur cette question que repose tout l'enjeu d'un texte qui n'est rien d'autre qu'une réjouissante métalepse écrite par celui qui se présente comme le véritable meurtrier :
 
"Puisque je suis responsable de la mort des dix personnes dont le cadavre a été retrouvé sur l'île du Nègre, j'estime disposer d'une certaine légitimité pour expliquer comment les choses se sont effectivement passées."
 
Le personnage pousse la malice jusqu'à citer le critique Pierre Bayard, dans un retournement complet des rôles. Mais ce qui compte ici, c'est moins le nom du coupable que le brio de la démonstration car, comme toujours chez Pierre Bayard, c'est extrêmement brillant. Et plus sérieux qu'il n'y parait. Car l'auteur se livre par la voix de son mystérieux personnage à un exercice de théorie littéraire, interrogeant le statut du personnage et l'univers de la fiction. 
 
"Je me contenterai ici de dire à quel point il m'a toujours semblé étonnant et scandaleux que les personnages de fiction, alors même que chacun leur reconnaît une forme d'existence, ne soient jamais appelés à donner leur sentiment sur les textes dont ils sont l'objet."
 
Après avoir pointé toutes les invraisemblances de l’hypothèse élaborée par Agatha Christie, notre énigmatique narrateur, qui se flatte de son génie et se voit comme co-auteur du roman, nous explique que personne n'a su voir la vérité car "l'être humain est souvent conduit à s'aveugler lui-même." Bien souvent nous sommes incapables de voir ce qui saute aux yeux, la réalité n'étant pas toujours ce qu'elle parait être. Et cet aveuglement a touché tout le monde : la police, l'auteur et le lecteur. Le narrateur parvient à réunir tous les niveaux de la fiction en un seul, comme si réalité et fiction n'étaient qu'un seul et même univers.
 
"Je voudrais dire ma surprise (...) que j'aie pu passer pendant des décennies entre les mailles de la lecture et de la critique sans être jamais soupçonné."
 
Tout le raisonnement est brillant et ludique, manière amusante d'aborder la théorie littéraire, et nous montre qu'on n'en finit jamais de relire les textes littéraires et que le lecteur a tous les droits, y compris celui de réécrire la fin. Le tout repose sur une connaissance très fine du texte, de l’œuvre d'Agatha Christie, et du roman policier en général. L'hypothèse présentée par Pierre Bayard est extrêmement bien fichue et très convaincante. Et si le narrateur revendique l'intercriminalité, c'est-à-dire  d'avoir puisé des idées dans d'autres crimes pour bâtir son plan, Pierre Bayard, lui, utilise d'autres textes d'Agatha Christie pour en trouver la solution. Et je me demande, moi, comment l'on doit qualifier un essai écrit par un personnage fictif ?
 
Les éditions de Minuit, coll. "Paradoxe", 2019. - 169 p.
 
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C
"Dix petits nègres" est un roman qui m'a toujours fascinée. Tu crois qu'il faudrait le relire attentivement pour pouvoir suivre celui-ci ?
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P
Non, l'auteur le résume avec assez de détails pour que l'on ne soit pas perdu.
M
J'en ai lu deux de cet essayiste et je vais continuer !
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P
Et tu as bien raison, ce sont des lectures qui ouvrent plein de pistes sur nos lectures.
C
Mais en voilà un livre intéressant ( et en mêle temps, j'adore Agathe Christie ( lu et relu et relu )donc ça m'intéresse)
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P
L'auteur aussi aime Agatha Christie, c'est évident quand on le lit, ce qui ajoute au charme de ce bouquin.
A
Un auteur que je n'ai pas encore lu. Visiblement, je rate quelque chose.
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P
C'est un auteur très original, qui a inventé un nouveau genre, il faut au moins tester une fois.
K
Oh, il faut que je lise ça. J'aime vraiment pierre Bayard.
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P
Pareil !
Y
Excellentissime... Il faut que je le trouve et celui sur acroyd aussi ????
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P
Absolument ! Il te faut lire les deux :-)
K
Je viens de lire celui sur r Ackroyd, et ce dernier je-le-veux. fan, oui.
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P
C'est vraiment un auteur inclassable et un plaisir à chaque fois.