Ce qui gît dans ses entrailles - Jennifer Haigh
"L'interaction imprévue de multiples pannes dans un système complexe. Y a-t-il jamais eu de meilleure définition de la vie humaine ?"
Bakerton : une petite ville de Pennsylvanie qui se meurt à petit feu. Ce ne fut pas toujours le cas, la ville a connu son heure de bienheureuse prospérité, aux temps glorieux du charbon. Avant que les mines ne ferment, comme avant elles s'étaient taris les puits de pétrole. Car la Pennsylvanie, qui "n'existe que par ce qui gît dans ses entrailles", s'énorgueillit d'avoir accueilli le tout premier premier puits de pétrole du monde, celui du célèbre colonel Drake, et deux siècles plus tard, le premier accident nucléaire, à Three Mile Island. Bref, la Pennsylvanie, tout le monde lui est passé sur le corps : pétrole, charbon, nucléaire, pour le meilleur et pour le pire, et aujourd'hui son nouvel eldorado, c'est le gaz de schiste.
"Il se sent insulté par le déni du monde, son refus borné de reconnaître que tout a été brisé, zigouillé, gaspillé, perdu."
Voilà pourquoi en 2010 Bobby Frame, employé d'une compagnie texane, la Dark Elephant Energy, débarque à Bakerton, pour proposer à tous les propriétaires terriens de louer leurs terres à des fins de forage souterrain. Comment résister, quand la vie est difficile, que l'agriculture ne rapporte rien et qu'on a des dettes à payer, des enfants à élever et des rêves à réaliser ? Comment leur en vouloir à ceux qui, comme Rich Devlin, signent les yeux fermés dans l'espoir d'en finir avec les problèmes d'argent ? Et comment en vouloir à ceux qui refusent, comme Mack et Rena qui exploitent une ferme bio et tiennent à ce que leur production de lait reste saine ? Aucun danger pourtant, leur dit-on, avec ce type de forage en profondeur, et la plupart le croient parce qu'ils ont la mémoire courte, ils ont oublié qu'on leur a déjà dit ça lors de l'accident de Three Mile Island ou à l'époque de l'exploitation du charbon. Il va leur falloir un moment pour comprendre qu'ils ont à nouveau fait un marché de dupes. Ils ne vont pas vraiment croire les militants écologistes qui tentent de leur expliquer ce que l'on sait de l'exploitation du gaz de schiste. Jusqu'au jour où Shelby Devlin va trouver que l'eau du robinet a une drôle d'odeur...
"Et le père Noël n'existe pas, ni le réconfort, ni la justice. Tout ce à quoi vous vous raccrochez est faux."
Tout en déplorant le sort échu à la Pennsylvanie, dont les richesses se sont révélées être une malédiction, Jennifer Haigh ne tombe jamais dans le manichéisme. Elle éprouve une profonde empathie pour tous ses personnages, parce que tous ont une bonne raison d'agir comme ils le font, ce qui donne une grâce singulière à ce roman. Elle y fait se croiser toutes sortes de gens, ceux d'ici et ceux d'ailleurs, les foreurs venus du Texas, un chercheur militant écologiste, une jolie pasteure veuve, une infirmière dévouée, une mère trop protectrice. Des liens improbables vont se tisser, chacun cherchant un peu de douceur au milieu du chaos, de la dureté de la vie, de la perte de ses rêves, tous en quête d'un sens à la vie et le trouvant là où ils peuvent, dans l'amour ou dans l'argent, dans la drogue ou dans la foi, dans la lutte ou dans le rêve, avant de le perdre à nouveau. Rien ne dure, tout se brise, nous dit ce beau roman qui distille une douloureuse intensité et balance de l'espoir à la désillusion.
C'est Cuné qui m'a donné envie.
Heat and Light, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Janique Jouin-de Laurens.
Gallmesiter, coll. Americana, 2017. - 448 p.
Et ce roman illustre la Pennsylvanie pour le défi 50 états en 50 romans.