Bug, livre 1 - Enki Bilal
" Il va falloir revenir au papier, à l'encre et à la notion de mémoire... Pas "vive", mais vivante la mémoire... Celle de nos cerveaux...
- Parce que vous croyez qu'on saura encore s'en servir, de nos cerveaux ?"

Il faut croire que je ne me suis pas fait assez peur avec l'essai de Dugain et Labbé sur le monde de demain, parce que j'ai enchaîné avec une BD de science fiction qui met en scène la même problématique : celle du tout numérique.
Au matin du 13 décembre 2041, le monde se réveille sans internet. Les communications et les ordinateurs fonctionnent toujours, mais toutes les données se sont volatilisées. Le monde, devenu totalement numérique, a perdu sa mémoire. Les avions tombent, les ascenseurs se bloquent, les patients meurent sur les tables d'opération et les coffres-forts des banques ne sont plus protégés : c'est le chaos. Pendant ce temps, à plus de trois cent kilomètres d'altitude, la station spatiale internationale accueille un vaisseau de retour d'une mission sur Mars. Tous les astronautes à bord sont morts, sauf un. Kameron Obb a survécu mais son corps est infecté par un "alien". Plus étrange, il semble avoir récupéré toute la mémoire perdue de l'univers. Inutile de dire que tout le monde va vouloir lui mettre la main sur lui, Américains, Français et Chinois, sans oublier les islamistes, alors que lui n'a qu'une obsession : retrouver sa fille Gemma qui vit à Paris.
Difficile de ne pas penser avec cette BD au roman Ravage de Barjavel qui imaginait en 1943 une gigantesque panne d'électricité plongeant le monde occidental dans l'anarchie. Ici, l'histoire est prétexte à nous montrer concrètement notre dépendance au numérique, tout en imaginant un monde futur où une mosquée voisinerait avec Notre-Dame sur l'île de la Cité et où une femme occuperait le bureau présidentiel à l'Élysée. L'auteur mélange des situations burlesques (des milliardaires adeptes de lévitation bloqués entre ciel et terre) ou dramatiques (des adolescents incapables de communiquer, habitués qu'ils sont à socialiser via des écrans). Pendant que la traque d'Obb s'organise et nous entraîne aux quatre coins du monde, la civilisation est obligée de faire un bond en arrière : presse papier et fautes d'orthographe, télévision hertzienne, avions archaïques et recrutement de vieux (i.e. : nés avant 1980). "On recherche des gens dont le potentiel intellectuel n'a pas été totalement impacté par l'avènement du tout numérique". Histoire de nous faire réfléchir sur le monde que nous sommes en train de construire.
Les dessins d'Enki Bilal sont toujours aussi beaux, dans des tons pastels gris bleutés qui nous plongent dans un univers étrange et inquiétant, à la fois proche et lointain, et chaque case mérite que l'on s'y attarde longuement. En revanche, j'ai trouvé que l'éditeur aurait pu faire un effort sur la typographie : la police de caractère est si minuscule que j'ai été obligée de lire avec une loupe, ce qui me donne toujours la désagréable impression d'avoir deux fois moins âge. Ce qui n'a cependant pas réussi à me gâcher le plaisir de cette histoire qui n'est que le début d'une série et où l'auteur ouvre suffisamment de pistes pour enflammer l'imagination du lecteur. Vivement la suite !
Casterman, 2017. - 84 p.