À malin, malin et demi - Richard Russo
"La responsabilité d'un cœur de femme brisé retombait toujours sur l'homme le plus proche."

Peut-on imaginer personnage plus sympathique et attendrissant qu'un flic mélancolique ? Tel est le chef de la police de North Bath, petite bourgade bien tranquille au nord de l'état de New York : déprimé depuis la mort de son épouse un an plus tôt. La malheureuse a fait un plongeon dans les escaliers alors qu'elle s’apprêtait à fuir avec son amant. Depuis, une question ronge Douglas Raymer, déjà convaincu depuis longtemps de sa propre inutilité : quel est celui qui lui a ravi le coeur de sa femme ? Et je regrette que l'éditeur n'ait pas cru bon de conserver le titre original du roman : Everybody's fool, qui résume assez bien la nature de cet anti-héros que tout le monde prend pour un imbécile, lui le premier.
"C'est incroyable, hein, quand on y pense. Le monde continue à tourner, alors que ça déconne de tous les côtés."
A l'image de ce flic atypique, North Bath est une ville qui n'a jamais eu de pot : la source thermale s'est tarie, l'usine a fermé, une odeur pestilentielle flotte sur la ville les jours de grand vent, et le cimetière a tendance à glisser à chaque orage, répandant les morts au milieu de vivants. Pendant qu'à quelques kilomètres de là, la ville rivale de Schuyler est verte et florissante, ne semblent traîner à Bath que des bras cassés et des gens fêlés (dans tous les sens du terme). Et alors que le long week-end de Memorial Day commence, entre l’enterrement du juge et l’hommage rendu à une vieille prof, la ville n'est pas au bout de ses peines : canicule, foudre, serpent venimeux, effondrement de la vieille usine : des aventures complètement burlesques vont se produire qui frôlent parfois le tragique et flirtent avec le fantastique, alors que Doug Raymer continue de chercher l'amant de sa femme (dont le lecteur devine bien avant lui l'identité).
"Une minute plus tôt ils étaient confrontés à un épineux dilemme existentiel, de nature spirituelle sans aucun doute, et brusquement, de manière imprévisible, celui-ci prenait la forme d'une envie pressante, que seule une pizza pouvait satisfaire."
Et pourtant, malgré tout son aspect burlesque, il court dans cette histoire la sourde mélancolie du temps qui passe : couples qui se défont, amours impossibles, parents et enfants qui s’éloignent, maladies qui rongent à petit feu, incompréhensions diverses et variées, ratages multiples et folie douce. Il fait très chaud, et la ville entière semble vouloir se rebeller. Contre quoi ? Contre sa malchance, contre l'injustice de la vie, contre la violence gratuite, contre tout ce que l'on aimerait voir durer mais qui nous échappe. Richard Russo a une infinie tendresse pour ses personnages, même quand il les malmène. Il dresse une belle galerie d'obsédés, d'alcoolos, d'escrocs, de prolétaires épuisés par la bière et la chaleur, tout une humanité cabossée mais pleine d'entrain, et parfois de folle générosité, qui m'a fait penser au Steinbeck de Rue de la sardine. Entre le diner local et le cimetière (tout un programme !), s'étalent les relations compliquées avec autrui, les questions existentielles, la vie et la mort, l'amour et la perte. Mais au final, tout le monde réalise que la vie mérite quand même d'être vécue, qu'elle nous réserve toujours des surprises et qu'il y a des remèdes à presque tout. Un feelgood novel délicieusement déjanté que l'on referme à regret.
C'est Cuné qui m'a donné envie.
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jean Esch.
La Table ronde, coll. Quai Voltaire, 2017. - 611 p.