Sigma - Julia Deck

"Neutralisée par des discours, la puissance plastique de Kessler sera bientôt mise en coupe réglée, et l'on ne risquera plus d'y puiser des idées dommageables à la cohésion civile."
Les agents, qui ont généralement pour couverture d’être les assistants de ceux qu'ils espionnent et manipulent, envoient très régulièrement des rapports à l'agence régionale dont ils dépendent, laquelle les transmet au bureau central de New York, qui pilote le programme et s'assure que les différents agents agissent conformément au plan. Les multiples échanges entre les différents niveaux de l'Organisation composent la trame narrative et chorale du roman.
"Comme vous le savez, l'Organisation n'est guère favorable à la révolution, si ce n'est en surface, lorsque tout change pour que rien ne change."
Cette société secrète qui tente d'interférer dans l'ordre naturel des choses m'a évidemment fait penser à la (toujours indispensable) trilogie des Falsificateurs d'Antoine Bello. Mais, alors qu'il y avait dans le Consortium de Falsification du Réel quelque chose de très ludique, on ne trouve chez Sigma que cynisme, pragmatisme et détermination. Le but de Sigma est de faire disparaître toute idée ou innovation susceptible de remettre en cause l'ordre social, voire l'ordre mondial, dont on devine (même si ce n'est jamais explicité) qu'il s'agit de cet ordre qui permet aux riches et aux puissants de l’être toujours plus, quelles qu'en soient les conséquences pour le reste du monde. Il y a donc un petit goût de complotisme dans cette histoire, relatée cependant avec la plus grande ironie, qui oppose le divertissement, qui abrutit les foules, à l'art véritable, qui les éclaire.
"Tout l'édifice social repose sur l'harmonisation des pensées."
Le tableau secret de Kessler devient l'enjeu d'une traque, en forme d'énigme, de vaudeville et de thriller, impliquant quatre personnes reliées par des liens familiaux ou professionnels, elles-mêmes traquées par des espions pas aussi neutres que l'on pourrait le penser, eux-mêmes sous le contrôle pointilleux de l'Organisation. Le résultat de ce cruel vortex est un roman réjouissant et décalé, qui soulève d'intéressantes questions sur notre rapport à l'art, et où l'on s'amuse de voir un banquier suisse succomber aux charmes d'une toile au point d'en négliger les comptes de ses riches clients, et de jeunes agents secrets s'attacher un peu trop aux cibles qu'ils surveillent. Nobody's perfect. Sigma atteindra-t-elle son but ? Va-t-elle réussir à mettre la main sur la dernière et envoûtante oeuvre de Kessler ? Ou sera-t-elle victime de la déconcertante humanité de tous ceux qu'elle croit manipuler ? Je vous laisse la plaisir de le découvrir.