La Serpe - Philippe Jaenada
"Dans les journaux collabos qu'il lisait chaque matin et dont il consignait soigneusement les mensonges et les abjections, un seul sujet prendra bientôt autant de place en une que les discours du Maréchal et le front russe : sa mort."

Je n'avais encore jamais lu Philippe Jaenada, à cause d'une bizarre prévention à son encontre, mais comment ne pas se laisser tenter par un roman en forme d'énigme policière façon Cluedo : "Qui a tué la tante Amélie dans le petit salon avec une serpe ?" Quoique, dans cette affaire, le terme "tuer" paraisse un peu faible, vu l'ampleur du carnage.
"Le boucher qui a massacré ces trois personnes s'est acharné sur elles comme un boucher en crise de nerfs sur trois carcasses de veaux."
Dans la nuit du 23 au 24 octobre 1941, alors que les Allemands occupent la France depuis plus d'un an, Georges Girard, fonctionnaire à Vichy et néanmoins farouche opposant à la collaboration, est sauvagement assassiné (à coups de serpe, donc) dans un château lugubre du Périgord, ainsi que sa sœur Amélie et leur bonne Louise. Le seul survivant du carnage est son fils Henri, mauvais garçon avéré, fils prodigue, coléreux et méchant. Tout l'accuse, lui qui dormait dans une autre aile de la demeure, et prétend n'avoir rien entendu, alors qu'aucune trace d'effraction n'a été retrouvée. Le jeune homme avait par ailleurs mille raisons de se débarrasser de son père et de sa tante qu'il détestait, et dont la mort a fait sa fortune. Tout l'accable et pourtant il sera acquitté lors de son procès, grâce au talent de son avocat et à la bienveillance du président du tribunal. Après avoir très vite dilapidé la fortune familiale et bourlingué en Amérique du sud, il se réinventera totalement en écrivain sous le nom de Georges Arnaud, auteur du mythique Salaire de la peur, et en journaliste défenseur de toutes les causes perdues.
"Voilà, le dossier se referme. Henri Girard a écrit de beaux romans, forts, qu'il faut lire, l'altruisme et l'énergie combative de la deuxième partie de sa vie ont largement compensé l'égoïsme et la futilité de la première, mais entre les deux, pour toujours, empestent, putréfiées, quelques heures de barbarie impardonnable."
En fait, loin de se refermer, le dossier Henri Girard ne fait que s'entrouvrir quand Jaenada écrit ces mots, page 286. Car il a décidé précisément de le rouvrir, ce dossier. On comprend à quel point un destin aussi romanesque que celui d'Henri Girard ait pu attirer l’attention d'un écrivain, pourtant Jaenada confie qu'il ne serait jamais intéressé à cette histoire si l'un de ses proches amis ne se trouvait être le petit-fils d’Henri Girard. Et s'il se propose d'explorer cette affaire, de mener sa propre enquête, c'est que "le triple meurtre d'Escoire" n'a jamais été élucidé. Henri Girard méritait-il la guillotine, comme tout semble le laisser penser, ou était-il réellement innocent ? Jaenada espère trouver des réponses à ces questions.
"Mon but, mon idée de départ, c'est d'écrire un roman policier, un truc sanglant, de résoudre une énigme."
Ce qui m'a plu, c'est la construction du roman (mais peut-on encore parler de roman ?) ou plus exactement le parti pris d'écriture, l'auteur mélangeant le récit de la vie de son héros et sa propre enquête sur cette affaire. Le texte commence donc avec Philippe Jaenada quittant Paris dans une voiture de location pour se rendre un beau jour d'octobre à Périgueux, soixante-quinze ans précisément après les faits, et convoquant les mannes de tous les grands enquêteurs de la fiction.
"Il faut que je reste modeste, mais tout de même : amis périgourdins qui ne vous doutez de rien, bientôt, parmi vous, incognito, s'avancera Philippe Colombo, Hercule Jaenada, et on va voir ce qu'on va voir."
Et nous sommes donc invités à suivre le romancier-enquêteur quand il erre dans les rues et les faubourgs de Périgueux, ou quand il s'enferme aux Archives pour compulser l'énorme dossier de l'affaire : presse de l'époque, correspondances, dossier d'instruction, minutes du procès. Il décortique, analyse, reconstitue, se livre à quelques expériences croquignolesques, et peu à peu une nouvelle vérité se fait jour, une autre version de la famille Girard apparaît. C'est fouillé, minutieux, parfois un peu fastidieux, mais on sent à quel point l'auteur s'est passionné pour cette affaire, pour ces personnages, et sa passion, il la communique à son lecteur qu'il entraîne dans les méandres de cette ténébreuse histoire sans jamais le perdre. Il nous amuse souvent, nous agace parfois, ne nous ennuie jamais.
"Ce que j'aime bien, ce sont les petites choses, le rien du tout, les gestes anodins, les décalages infimes, les miettes, les piécettes, les gouttelettes - j'aime surtout ces petites choses parce qu'on a pris l'habitude, naturelle, de ne pas y prêter attention."
Sur son chemin, il multiplie les digressions (et les parenthèses, qui sont sa marque de fabrique, paraît-il, et font ma joie), sur les routes secondaires de l'affaire Girard, les infimes coïncidences qu'il traque sans fin, les héros de ses romans précédents (Bruno Sulak et Pauline Dubuisson), sur sa famille, ses états d'âme... A travers ses commentaires, tantôt ironiques ("On pourrait jouer au jeu des sept erreurs, on en trouverait vingt et une"), et tantôt atterrés, sur ce qu'il découvre, il tisse une complicité narquoise avec son lecteur, ce qui n'est pas le moindre des charmes de ce roman-enquête.
Mais ce qui m'a vraiment passionnée, c'est la façon dont il montre comment par le biais des ragots, des rumeurs et des on-dit, la fiction prend peu à peu le pas sur le réel dans ce genre d'affaires, comment le portrait que l'histoire semble garder du principal intéressé (et présumé coupable) devient une création qui n'a que peu de rapport avec l'être réel. Cet être réel, il va (tenter de) le faire jaillir de sa gangue de tromperies, de médisances et de fantasmes, tel un patient archéologue qui met au jour une statue enfouie depuis des siècles. Et c'est quand même un paradoxe qu'il faille un écrivain, un maître ès fiction donc, pour faire jaillir la vérité. Au final, il nous dévoile un Henri Girard/Georges Arnaud beaucoup plus complexe qu'il n'y paraissait de prime abord. Par ce livre et par cette enquête fouillée et honnête, il réhabilite un homme extraordinaire que le destin a bien mal traité.
Je n'avais encore jamais lu Philippe Jaenada, et c'était une erreur, j'ai découvert un auteur aussi bienveillant que malicieux, qui se joue avec délectation de son double de papier, et se révèle un formidable raconteur d'histoires.
Julliard, 2017. - 643 p.