Rouvrir le roman - Sophie Divry

Publié le par Papillon

"Chaque écrivain en témoigne : quelque chose lui échappe. Le processus de l'écriture est une opération chimique pas entièrement contrôlable. Le lecteur y trouve ce qu'on n'a pas voulu y mettre, et qui est passé quand même dans le texte."
 

Qu'est-ce que le roman aujourd'hui, alors que ce XXIe siècle est déjà bien entamé et que la littérature du XXe a été secouée par quelques révolutions littéraires ? Sans prétendre vouloir apporter de réponse définitive à cette (vaste) question, Sophie Divry, elle-même romancière (dont je confesse n'avoir lu aucun roman), se propose quand même d'ouvrir quelques pistes de réflexion sur le sujet, dans un essai qui se voudrait "réponse à tous les déclinistes de tous horizons, qui n'ont dans la bouche que les mots Crise, Fin, Péril, Adieu, qui chantent la même élégie conservatrice faisant de la culture quelque chose de fixe et d'immuable dont les évolutions récentes n'iraient que vers le pire."
 
Elle commence par réfuter une assertion qui voudrait que les romanciers soient les moins légitimes pour se mêler de théorie, qu'il leur faudrait la laisser aux universitaires et aux critiques, réfutation qu'elle appuie en convoquant tous les grands écrivains qui ont commis des essais théoriques, et ils sont nombreux. Et j'ai tendance à penser qu'elle a raison, que le romancier est un des mieux placés pour analyser la matière même de son travail, car théoriser est un exercice réflexif qui ne peut être que salutaire : "les idées théoriques ne sont pas un supplément d'âme, ce sont les outils actifs et vivants, qui s'appliquent au premier problème de syntaxe qui passe."
 
Le résultat est un essai parfaitement réjouissant et très documenté, mêlant histoire littéraire, sociologie de la littérature et stylistique, qui s'intéresse autant à l'objet littéraire qu'à son contexte de production, où il est autant question de narration que d'idéologie, de style d'écriture que de style de vie, de typographie que de métaphores, et n'est pas sans réserver quelques étonnantes considérations (Qui eût cru que la lutte des classes se nichât dans le point du vue du narrateur ?) Et quand Sophie Didry nous confie son admiration pour le Nouveau Roman, mouvement littéraire qui paralysa plus d'un écrivain par le nombre de dogmes qu'il avait établi, on comprend mieux qu'elle ait éprouvé le besoin de déconstruire les dogmes en question au cours de son propre travail pour s'en libérer et trouver sa propre modernité.
 
Elle finit donc par renvoyer dos à dos les classiques (qui ne jurent que par Balzac) et les modernes (qui honnissent tout ce qui ressemble à un roman balzacien), persuadée qu'il existe une multitude d'autres chemins permettant à chaque écrivain de trouver sa propre voix pour dire le monde. L'essentiel pour le romancier est, en effet, de rester créatif et de s'interroger sans cesse, pour sortir de ce que Sophie Divry appelle le "roman as usual", celui qui se répète à l'infini et ne nous surprend plus.  "L'important est de se demander comment écrire ce monde, décrire le temps présent à travers le filtre irremplaçable et précieux de sa propre sensibilité." 
 
Et de conclure que "le roman n'est pas mort" et "ne mourra jamais", car "au cœur de cette antique salle de jeux qu'est la littérature, l'écrivain n'est plus obligé de jeter les vieux jouets par la fenêtre ; il peut changer leurs usages ou en fabriquer d'autres. Aucun écrivain ne devrait se sentir étouffé dans aucun héritage, il peut emprunter plusieurs traditions, tour à tour ou ensemble, dans sa vie comme dans son œuvre, et les faire entrer, étrangères ou natales, anciennes et nouvelles, dans une grande chambre romanesque pour en faire une à soi."
 
C'est Claro qui m'a donné envie.
 
Lu dans le cadre Un mois un éditeur, consacré ce mois-ci aux Editions Noir sur Blanc.
 
Editions Noir sur Blanc, coll. Notabilia, 2017. - 202 p.
 

Publié dans Essais - Documents

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A
Sûr et certain que je lirai ce livre ! Sophie Divry, la romancière, ne me correspond pas trop, du moins j'étais restée sur ma faim avec la Cote 400, mais l'essayiste pourrait me plaire, d'autant plus que le sujet me parle énormément.
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P
J'aime bien les romanciers qui s'interrogent sur leur travail, et cet essai est très plaisant à lire.
K
J'ai lu deux de ses romans, très différents l'un de l'autre, et ce qu'elle a à dire à ce sujet m'intéresse !
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P
Et moi je suis maintenant très tentée par ses romans, du coup !
Y
Ah mais ca me plait bien tout ça :-) de toute facon je n'y connais pas grand chose en theorie litteraire, mais c'est une facon de voir qui me parle :-)
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P
Et c'est agréable à lire, pas comme certains bouquins théoriques très opaques.
L
plusieurs billets très tentateurs je finirai bien par le lire merci de ce rappel.
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P
J'espère que tu y prendras autant de plaisir que moi .
A
J'ai aimé "Quand le diable sortit de la salle de bains", mais je ne suis pas très tentée par cet essai. Je lirais plutôt "la condition pavillonnaire".
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P
J'adore les bouquins de théorie littéraire, mais les romans c'est bien aissi !
K
Je le veux, forcément (je viens de lire La condition pavillonnaire, et j'ai apprécié ce qu'a fait l'auteur)
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P
Je vais essayer de le trouver, ça m'intéresse beaucoup de découvrir son travail.
S
Merci pour ce billet ! J'espère le lire aussi d'ici la fin du mois pour pour une nouvelle participation : il semble passionnant, en tout cas je l'ai entendu parler plusieurs fois et elle l'est !
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P
Du coup, j'ai très envie de découvrir ses romans!
D
Intéressant, sans doute, mais je n'ai pas l'impression non plus d'une approche vraiment nouvelle ou particulièrement brillante. Je me trompe ?
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P
Effectivement, il n'y a rien de sensationnel mais un point de vue intéressant. J'ai trouvé particulièrement réjouissant de voir une jeune auteure aller à l'encontre du déclinisme ambiant pour dire que le roman ne cesse de se réinventer.