Les filles au lion - Jessie Burton
"Elle m'avait expliqué que l'approbation des autres ne devait jamais être mon objectif ; elle m'avait libérée comme je n'avais pas su le faire moi-même."
"Vous croyez que la qualité d'un texte va vous donner une auréole ? Dès que quelqu'un le lit, vous ne comptez plus. Il existe en dehors de vous."
Pourquoi crée-t-on, pour soi ou pour autrui ? Qu'est-ce qui doit passer en premier : l'œuvre ou le créateur ? Peut-on comprendre une oeuvre sans connaitre le contexte de sa création ? Voici quelques-unes des questions que soulève ce roman dont le principal personnage est un tableau, un tableau qui a vu le jour en Andalousie au début de la Guerre Civile, et qui réapparaît trente ans plus tard à Londres.
Lawrie Scott en a hérité à la mort de sa mère, et le fait découvrir à Odelle qu'il vient de rencontrer. Arrivée de Trinidad quelques années plus tôt, la jeune femme rêve de devenir écrivain. En attendant, elle a trouvé un job de dactylo dans une galerie d'art. C'est à son énigmatique patronne Marjorie Quick qu'elle décide de montrer le tableau pour avoir un avis d'expert sur cette toile à la fois envoutante et dérangeante : deux femmes face à un lion. Miss Quick parait troublée par le tableau mais refuse de l'avouer. Odelle va essayer d'en savoir plus sur cette œuvre et son auteur, un mystérieux Isaac Roblès, disparu précocement durant la guerre d'Espagne. Parallèlement l'auteure nous entraîne à Arazuelo en 1936 dans la famille Schloss. Le père est un juif viennois marchant d'art, la mère une britannique fantasque et dépressive, et leur fille Olive une rebelle esseulée qui peint en cachette et n'ose pas avouer à ses parents qu'elle vient d'être admise dans une école d'art londonienne.
"J'ai vu ce que le succès fait aux gens, comment il les éloigne de leurs impulsions créatrices, comment il les paralyse. Ils ne peuvent plus faire autre chose que d'horribles répliques de ce qu'ils ont déjà fait, car tout le monde a un avis sur ce qu'ils sont et ce qu'ils devraient être."
Jessie Burton a un talent fou pour créer une atmosphère, que ce soit celle du swinging London des années soixante ou celle de l'Espagne républicaine. Et elle attrape très subtilement son lecteur par une construction très habile du roman qui alterne deux époques et deux lieux. Elle pose d'emblée la trame d'un mystère et donne l'opportunité au lecteur d'essayer de démêler le nœud de l'intrigue avant même d'en dérouler le fil. Tantôt il voit juste et tantôt il se trompe, tant cette histoire est tout sauf ordinaire, mélange de désir et de renoncement. Les deux parties de l'histoire, andalouse et londonienne, fonctionnent en miroir et en parallèle : deux histoires d'amour, deux histoires de création, deux très beaux portraits de femmes et d'amoureuses qui se rebellent contre les contraintes de la société, sans jamais abjurer leur passion, à l'image des Saintes Justa et Rufina, sources d'inspiration du tableau et héroïnes d'un vieux mythe chrétien.
Même si j'ai trouvé la fin un peu rapide, et le roman moins envoutant que le formidable Miniaturiste, j'ai adoré le symbolisme de cette histoire : même quand on est une faible femme, la passion donne la force de subjuguer un lion... ou de devenir celle que l'on doit être.
"A chaque tableau, chaque dessin, je me rapproche, centimètre par centimètre, de l'endroit où mes peintures offriront un meilleur reflet de la personne que je suis, un reflet différent. Et là, je m'envolerai."
Merci à Babelio et Gallimard pour la rencontre avec l'auteure à laquelle j'ai eu le plaisir d'assister hier soir. Le temps de trier mes notes, et je rédige un billet parce que c'était vraiment passionnant. En guise de teasing, sachez que Jessie Burton a répondu à l'une des questions que je me posais : "My work is the most important thing, not me."
Traduit de l'anglais par Jean Esch.
Gallimard, coll. Du monde entier, 2017. - 490 p.