Le docteur Thorne - Anthony Trollope
"Eh bien, désormais, nous nous comprenons ; désormais, vous savez que j'ai un cœur en moi, que je n'ai pas toujours su maîtriser, comme cela est arrivé à quelques autres."

L'intrigue de ce gros roman victorien tient en une phrase : Frank aime Mary (et réciproquement) et souhaite l'épouser (et réciproquement). Et comment ce brave Trollope parvient-il à étaler ça sur plus de sept cents pages ? La réponse tient également en quelques phrases. Frank Gresham est l'héritier d'une famille de hobereaux campagnards très attachés à leur rang social, mais très désargentés, leur orgueil étant proportionnel à leur incurie à gérer correctement leurs biens. Pour sauver le domaine familial, Frank est dans l'obligation de faire un beau mariage. Or Mary Thorne n'est que la nièce du médecin de famille, elle n'a ni rang ni fortune (de plus, sa naissance est illégitime, ce qui est pire). Autant vous dire que la situation se présente mal pour nos deux tourtereaux. Heureusement, Trollope sème suffisamment de petits cailloux dans son paysage romanesque pour que le lecteur devine assez vite comment tout cela va se terminer.
"Ce jeune homme aura notre faveur, figurera dans les scènes d'amour, aura ses épreuves et ses problèmes et les surmontera ou non, selon les cas. Je suis trop vieux maintenant pour être un écrivain au coeur insensible, et il est donc probable qu'il ne mourra pas de chagrin"
Le leitmotiv qui parcourt le roman est donc "Frank doit épouser une fortune" (pas même une demoiselle fortunée, non, une fortune), et c'est absolument réjouissant de voir comment le malicieux Trollope, qui connait bien la nature humaine, dénonce ici l'hypocrisie des mariages d'argent, d'une plume élégante et ironique. Il y a chez lui quelque chose, sinon de révolutionnaire (il est anglais !), du moins de très démocrate, quand il se moque de l'aristocratie et de la bourgeoisie, ces (soi-disant) élus de Dieu qui siègent au Parlement, qui ne se donnent pas beaucoup de peine pour travailler, vivant du labeur de leurs fermiers, jetant assez facilement leur argent (mal gagné) par la fenêtre quand il s'agit d'épater la galerie ; ces mêmes aristocrates, si fiers de leur sang qu'ils répugne à le "diluer" (sic), sauf quand ils sont ruinés, et se livrent alors à toutes les bassesses pour mettre la main sur des fortunes durement acquises par ceux qu'ils méprisent.
"Vous vendre pour de l'argent ! Eh bien, si j'étais un homme, je ne vendrai pas une once de liberté pour des montagnes d'or. Quoi ! Me lier, dans la fleur de l'âge, à une personne que je ne pourrais jamais aimer, et pour de l'argent ! Me parjurer, me détruire... et pas seulement moi, mais elle aussi, de manière à vivre dans l'oisiveté ! "
Et mon sang (très impur, très républicain et très féministe) a bouillonné plus d'une fois en voyant le sort que cette société très inégalitaire fait aux femmes. Entre la demoiselle fortunée qui est poussée au mariage comme une vache bien grasse est menée à la foire, ou la demoiselle pauvre qui est ostracisée par tout un village parce qu'elle est aimée par un homme qui lui est supérieur par la naissance, et pour lequel elle représente un danger : c'est toujours la femme qui paie la facture. Mais Trollope est toujours très bienveillant pour les femmes, et ses personnages ont un sacré tempérament. La riche Miss Dunstable n'est pas dupe de tous les beaux discours qu'on lui tient, et l'orgueilleuse Mary n'admettra jamais qu'elle est inférieure à qui que ce soit. Car la question qui sous-tend tout le roman est celle de la valeur personnelle : la valeur de l'individu (mâle ou femelle) repose-t-elle sur son rang social, sur sa fortune ou sur ses qualités personnelles ?
"C'est le mérite individuel réel, intrinsèque et reconnu qui le confère nécessairement à celui qui est est détenteur, quels que soient son identité, son état et son origine."
Bref, sur plus de sept cent pages, Trollope, qui semble avoir une foi inébranlable en l'amour, parvient à nous faire tour à tour rire ou pleurer, en créant des dilemmes moraux, en interpelant régulièrement ses personnages, en nous montrant la duplicité de la nature humaine, en faisant des clins d'œil à quelques-uns de ses contemporains, tout cela avec une seule et unique question : "Frank épousera-t-il Mary ?" Et c'est un régal.
C'est Galéa qui m'a donné envie.

Traduit de l'anglais, préfacé et annoté par Alain Jumeau.
Points, 2014 (1e éd. 1858). 786 p.