Celle que vous croyez - Camille Laurens

Publié le par Papillon

"L'admiration nous tue aussi, elle ressemble trop au meurtre quand elle nous coupe en deux pour toujours, le corps d'un côté, l'esprit de l'autre, à la hache."

Claire, 48 ans et prof de fac, est internée depuis des mois suite à un choc amoureux. Elle raconte son histoire à son nouveau psy. Pour pister son amant qui la négligeait, elle a créé un faux profil Facebook, dans le but de devenir "amie" avec Chris, le meilleur ami de l'homme de ses pensées. Pour être sûre que sa demande "d'amitié" soit agréé par cet homme bien plus jeune qu'elle, elle s'est réinventée en belle jeune femme, et une conversation a commencé à s'engager, de plus en plus amicale, de plus en plus proche, de plus en plus intime. Et bien sûr, Chris est tombé amoureux de Claire et Claire est tombée amoureuse de Chris.
 
"L'amour, c'est vivre dans l'imagination de quelqu'un. Une fiction, oui. Et alors ? Être aimée, c'est devenir une héroïne. L'amour, c'est un roman que quelqu'un écrit sur vous."
 
Ça ressemble à un Jeu de l'amour et du hasard en version moderne, sauf que l'un des deux seulement porte un masque, source d'un déséquilibre tragique. Quand Chris insiste pour rencontrer Claire, elle se défile, peu désireuse qu'il découvre qu'elle a deux fois l'âge qu'elle affiche. La voici écartelée entre ses deux personnes, la vraie et la fausse, entre réel et fiction. "Je suis clivée". 
 
Claire participe, par ailleurs, à un atelier d'écriture dirigé par une écrivaine nommée Camille, et elle écrit un roman pour raconter sa version fantasmée de son histoire. Mais le psy, Marc, raconte aussi sa version de l'histoire (dans laquelle il s'est impliqué un peu plus qu'il n'aurait dû) à ses collègues. Et Camille, l'écrivain, écrit sa propre version de l'histoire à son éditeur...
 
Ce roman ressemble furieusement à un jeu de poupées russes, sauf qu'au lieu d'aller de la plus grande à la plus petite, c'est un peu l'inverse qui se produit ici : chaque histoire est emboitée dans une autre histoire qui la contient, lui donnant des rebondissements inattendus et lui servant de miroir déformant. Dix façons de raconter la même histoire, ou de l'imaginer, ou de la réinterpréter. Qui ment et qui dit la vérité ? Qui raconte l'histoire et qui la vit ?
 
"Les gens s'en foutent de la vérité. Ce qui compte, c'est ce qu'ils croient. La vérité, ils écrivent par-dessus. Ils la font disparaitre à force de fictions, de récits. Ils vivent de ça, de ce qu'ils racontent. Leur vie est un palimpseste."
 
Il est certes beaucoup question dans ce roman de femmes qui vieillissent mais veulent continuer à séduire, et sur le regard que la société porte sur les femmes de plus de cinquante ans. J'ai même trouvé que c'était un peu lourdement appuyé, à un moment. J'ai été à deux doigts de fermer le bouquin pour aller me pendre, mais l'histoire est bien trop prenante. L'auteure en profite pour soulever quelques questions intéressantes sur la séduction : qui aime-t-on quand on aime, que cherche-t-on dans l'autre ? ("On est plus heureux de ce que l'on ignore que de ce que l'on sait", La Rochefoucault). Mais il ne s'agit pas seulement d'amour et de fiction, c'est aussi un livre sur l'écriture : exister pour écrire ou écrire pour exister ? That is the question. Et il semble que pour Camille Laurens, désir amoureux et désir d'écrire soient intimement mélés.
 
"Ce n'est pas une histoire que je cherche, c'est le sentiment de vivre, dont écrire sera la défaite, à la fin, et jouir de la chute."
 
Une histoire à vivre et une histoire à raconter. Il y a des pages magnifiques sur l'écriture. C'est troublant et superbement bien fichu, autant dans les différentes voix qui se succèdent, que dans la construction romanesque. Avec un épilogue en forme de boucle et de clin d'œil à l'adresse du lecteur: débrouille les fils, si tu peux !
 
 
Elles m'ont donné envie : CunéCathulu et Clara.
 
 
Gallimard, coll. Blanche, 2016. - 190 p.
 
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
S
En effet, il faut accepter d'être baladé d'une voix à une autre et de tenter de dénouer les fils. Mais c'est un vrai plaisir de lecture !
Répondre
P
La construction est géniale, je trouve !
M
Avec ton billet qui s'ajoute à celui des 3 C, je vais finir par le lire malgré moi !
Répondre
P
J'étais pas mal réticente aussi à la base, parce que Camille Laurens n'était pas trop ma tasse de thé, mais je suis vraiment contente d'avoir vaincu mes a priori. Ce roman le mérite vraiment.
C
Très tentante cette note ! J'aime quand les histoires sont écrites avec plusieurs points de vue, j'avais beaucoup aimé "Ambiguïté" d'Elliot Perllman.
Répondre
P
Non seulement, il y a plusieurs vue mais plusieurs histoires emboîtées l'une dans l'autre, j'adore quand l'auteur joue avec le lecteur.
J
Le sujet ne me tente pas, dommage ;)
Répondre
P
Tant pis, j'aurais essayé ;-)
N
Très tentant ! J'avais lu des critiques dans la presse à propos de ce faux profil mais je n'avais rien vu sur cette imbrication d'histoires. Je vais aller voir s'il est à la médiathèque au plus vite !
Répondre
P
L'essentiel est vraiment dans toutes ces histoires qui se reflètent les unes dans les autres, c'est super bien fichu ! J'espère que tu vas le trouver et que tu aimeras :-)
G
Pour le moment, tous les billets lus sur ce roman sont très enthousiastes, et tu viens apporter ta pierre à l'édifice. Le sujet me tente, notamment la réflexion sur l'écriture.
Répondre
P
Ce sont les plus belles pages, tout ce qu'elle dit sur son rapport à l'écriture.
A
Les billets positifs ne manquent pas, mais c'est typiquement le genre de livre que je ne sens pas pour moi ..
Répondre
P
Je ne suis pas sûre que ce soit un truc pour toi, en effet. ..
N
A mon tour d'être très tentée !
Répondre
P
Un très bon roman.
L
lu dans le cadre de mon club, c'est vrai que c'est bien écrit mais le côté "auto-fiction" et règlement de compte par littérature interposée m'a beaucoup dérangée
Répondre
P
Tiens, c'est drôle, je ne l'ai pas du tout lu comme ça. C'est tellement bien fichu qu'on a du mal à savoir si c'est une histoire vécue, inventée ou récupérée quelque part et transposée.
D
Je te suis ! Je ne sais pas exactement quand, mais je le lirai prochainement !
Répondre
P
Tu as bien raison : c'est tout à fait un roman pour toi !