Courir après les ombres - Sigolène Vinson
Rentrée littéraire 2015
"C'est douloureux de se précipiter comme ça sur l'autre avec la seule idée de se maintenir en vie. Toujours la même histoire, celle d'une agonie, celle où l'on se noue au premier venu qui semble nous comprendre pour oublier la maladie de cœur qui nous ronge."
Paul Deville est le fils d'un économiste devenu fou qui voyait l'Afrique sur le plateau du Larzac. Sa folie s'appelait "renoncement", renoncement devant son incapacité à changer le monde. Paul devient à son tour économiste mais, tout comme son père avant lui, il comprend que ce n'est pas en enseignant l'économie qu'il changera le monde : "Les articles qu'il publiait, les conférences qu'il donnait ne pouvaient rien contre la course permanente au profit, cette quête d'argent qui se faisait contre le travail, les travailleurs et les êtres humains." Alors Paul, "prince héritier d'une désespérance idéologique", prend un virage à 180° : il va mettre son talent et son énergie au service du capitalisme dans l'espoir de le faire couler plus vite, "participer au modèle existant pour en précipiter la perte".
Il se fait employer par une société chinoise qui cherche à établir des bases navales tout le long de la route du commerce maritime : de Shanghai à Djibouti en passant par la Birmanie, le Pakistan et le Yémen. Les Chinois ont en effet entrepris de conquérir le monde et d'acheter l'Afrique pour y puiser les ressources naturelles nécessaires à leur développement. Paul sillonne donc cette partie du monde sur des cargos chinois et négocie des arrangements : une base navale contre des routes, des hôpitaux ou des centres culturels. En chemin, il se fait des amis : Agar le berger de Djibouti ou Mariam la jolie pêcheuse de Mascate. Pour ne pas tuer complètement sa part d'idéalisme, il se donne l'illusion de courir après des trésors perdus : des vers inédits de Rimbaud, la moto de Romain Gary ou les paniers d'huîtres d'Henri de Monfreid, tous ces rêveurs qui ont arpenté avant lui la corne de l'Afrique.
"La tristesse, les remords, l'amour même, ne sont que des idées, des idées noires qu'il sait chasser, avec bien plus de facilité qu'un trésor."
Ce que nous montre Sigolène Vinson dans ce roman empreint de mélancolie, c'est un monde en perdition, une cartographie de la mondialisation dans ce qu'elle a de pire, vue de l'Afrique dont les ressources, après avoir été pillées par les colonialistes, sont convoitées par les pays émergents, et de la péninsule arabique où les pêcheurs meurent de faim face à la concurrence des gros thoniers chinois. Sans oublier tous ces pays qui abandonnent leurs déchets nucléaires au large de côtes de l'Afrique ou pillent les richesses écologiques de la région, en prenant les Africains pour des imbéciles ("Nous allons acheter du sel à vingt-quatre dollars la tonne pour en réalité en extraire du lithium à trois mille dollars la tonne"). On comprend dès lors pourquoi certains font le choix de se faire pirates alors que d'autres sont prêts à tout, même à nourrir les requins, pour s'expatrier vers l'Europe. Et il y a aussi tous ces occidentaux scandaleusement malades de mélancolie, comme Louise ou Paul, devant le naufrage annoncé de la beauté du monde au profit d'un capitalisme malade qui prolifère comme une tumeur. Tous ces personnages sont dans l'errance et tentent de fuir d'une manière ou d'une autre une réalité qui n'en finit plus de les rattraper. Nous sommes tous condamnés, semble dire l'auteure. Et le rêve ne fait pas le poids face à la mondialisation.
Courir après les ombres est le roman désenchanté d'une catastrophe annoncée, écrit d'une plume sensible, mais bourré de bons sentiments. Il y a manqué un je-ne-sais-quoi pour je sois totalement emballée, un peu plus de densité peut-être, un peu de vérité dans les personnages, un peu d'optimisme qui me laisse croire que tout n'est pas perdu. Si l'auteure a raison de dénoncer ce qu'elle dénonce, je n'aime pas cette idée que "tout est foutu" et qu'il ne sert à rien de se battre.
J'ai aimé que Sigolène Vinson, chroniqueuse à Charlie Hebdo et rescapée de l'attentat du 7 janvier, ait dédié ce roman à Bernard Maris, qui nous manque si cruellement.
C'est Brize qui m'a donné envie.
Plon, 2015. - 200 p.