Les éclaireurs - Antoine Bello
Le CFR /2
« Et le boulot, ça va ? demanda-t-elle. – Oh, tu sais ce que c’est. Après avoir déplacé des montagnes dans la forêt tropicale, j’ai un peu de mal à trouver la motivation pour corriger des virgules dans un rapport de la Banque mondiale. »
Quelques années ont passé, Sliv est toujours agent de classe 3 aux Opérations spéciales du CFR. Il est basé à Reykjavik mais vit entre deux avions, ses missions le conduisant aux quatre coins du monde. Et il est toujours obsédé par les mêmes questions : qui sont les six membres du Comex qui dirigent le CFR, et quelle est la finalité du Consortium de Falsification du Réel ? En septembre 2001, il passe quelques jours à Khartoum, au Soudan, pour assister au mariage de ses amis Youssef et Maga. Le 11/9, deux avions percutent les tours du World Trade Center et Sliv assiste accablé à la chute des twin towers sur ces images qui ont marqué toute une génération. Il est tout aussi atterré par les scènes de liesse que l’évènement provoque chez les musulmans de Khartoum, et mesure le fossé qui s’est creusé entre le monde musulman et l’Amérique. Il est d’autant plus consterné qu’il sait que le CFR a créé Al-Quaïda de toutes pièces au début des années 90 (tout comme le CFR avait « inventé » la bande à Baader dans les années 60) pour alerter l’opinion sur les risques de l’extrémisme, malheureusement sans le succès escompté, les américains ayant toujours refusé de prendre en compte ce danger. Sliv est rongé par une question : le CFR est-il responsable des attentats du 11 septembre ?
J’ai trouvé ce second épisode encore plus réussi que le précédent parce qu'Antoine Bello parvient à poursuivre dans la même lignée tout en se renouvelant complètement. Dans les Falsificateurs, on assistait à une sorte de feu d’artifice d’inventivité qui revisitait aussi bien la découverte de l’Amérique que la faune des mers du Sud ; dans les Éclaireurs, Bello nous montre les limites de la pratique de la falsification en concentrant l’action sur les manipulations qui vont permettre à l’administration Bush de déclarer la guerre à l’Irak. D’un côté les scénarios brillants du CFR avaient un petit aspect ludique, de l’autre les agents du CFR sont confrontés au pire : terrorisme, guerre, mensonge d’état. Parce que c'est une chose de manipuler la réalité pour faire entrer le Timor oriental à l'ONU, c'en est une autre de faire croire au monde entier qu'il faut attaquer Saddam Hussein parce qu'il cache des armes de destruction massive.
Bien sûr, dans ce deuxième volet on retrouve tous les personnages du premier, et ils gagnent en profondeur et deviennent de plus en plus attachants ; bien sûr on y découvre quelle est la finalité (brillante !) du CFR et quelle est son histoire ; bien sûr, Sliv y est confronté à quelques dilemmes cornéliens. Le romancier ne cesse de nous surprendre avec une histoire qui joue sur tous les modes : aventure, espionnage, politique, historique, et même philosophique puisque Sliv va se heurter à quelques questions existentielles.
« Je voyage, je lis, j’observe, à la recherche d’un état de conscience que je ne pourrais te décrire mais dont je suis intimement persuadé que je le reconnaîtrai quand il se présentera. »
Ce roman est une charge contre les années Bush, mais je me suis demandé aussi si Bello, par la voix de Sliv, n’y réglait pas ses comptes avec l’Amérique (il a la double nationalité, ce qui n’a pas dû être facile à vivre en 2003, quand la France a « lâché » les Etats-Unis et qu'un froid polaire s'est abattu sur les relations franco-américaines). Il dénonce une forme d'hypocrisie typiquement américaine, et aussi ce que les Etats-Unis sont en train de devenir. Il nous montre surtout qu’il y a une limite à ce que l’on peut inventer, ou plutôt à l’utilisation que l’on peut en faire. La construction, très subtile, offre à Sliv deux moments de bravoure en miroir, l’un pour bâtir un mensonge sophistiqué, l’autre pour démolir une pile de mensonges. C’est en cela, je trouve, que ce roman offre un magnifique contrepoint aux Falsificateurs (et qu’il serait donc dommage de lire l’un sans lire l’autre).
Mais par-dessus tout j’aime infiniment la philosophie d'Antoine Bello qui exalte la différence, la diversité, le respect de l’autre, et nous exhorte à faire, en toutes circonstances, confiance à notre jugement et à « l’esprit humain ».
L’avis de Galéa
Gallimard, 2009 ; Folio, 2010. – 483 p. Epub