Le bal des ombres - Joseph O'Connor
"Raconter une histoire à quelqu'un. Toucher une autre personne, quelqu'un qu'on n'a jamais rencontré. Cet espoir... me bouleverse. Quelqu'un qui est dans l'ombre, tout au fond de la salle. "
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"Elle : J'ai choisi de vivre dans le monde réel. Lui : Ah, le monde réel, ce vil donjon de cruauté et de privation. Je vous le laisse."
En 1878, donc, Irving embauche Stoker comme secrétaire. Voilà comment le jeune irlandais, après un mariage express avec sa fiancée Florence, débarque à Londres, pour découvrir que le travail que l'on attend de lui n'est pas exactement celui qu'on lui avait promis : il doit devenir l'administrateur du Lyceum, le théâtre qu'Irving vient d'acheter. Et nous plongeons avec le jeune Stoker, que tout le monde va bientôt surnommer "Tatie", dans cette grosse machinerie qu'est un théâtre de l'ère victorienne, avec sa pléthore d'employés, des comédiens aux décorateurs, sans oublier femmes de ménages et techniciens de l'ombre ; avec ses décors somptueux et ses costumes fantasques ; avec ses caves obscures et son grenier hanté. L'auteur nous fait cavaler de la salle à la scène, nous entraîne des coulisses aux loges des artistes, nous fait assister aux répétitions et nous emmène jusqu'en Amérique, quand la troupe part en tournée. Il ne nous épargne ni les ennuis d'argent ni les crises de nerfs du Chef, le tyrannique, narcissique et impétueux Irving, qui se glisse avec talent et mégalomanie dans tous les rôles shakespeariens.
"D'habitude, je ne bois pas. - Pourquoi ? - Ça me rend ordinaire."
Pendant qu'Irving monopolise le devant de la scène, Stoker se cache au grenier pour écrire. Le premier croule sous les succès, le second peine à vendre ses livres. Pourtant entre ces deux hommes, celui de l'ombre et celui de la lumière, que tout semble opposer, se noue une amitié aussi solide qu’ambiguë, faite d'admiration, de jalousie, de tendresse et de ressentiment, à laquelle apportera un peu d'équilibre la merveilleuse Ellen Terry, quand elle se joindra à la troupe. Et surtout, autour de ces personnages et de leur théâtre intime et public, il y a Londres, le Londres de Dickens, baigné de brouillard et couvert de crasse, ce Londres où rode Jack l’Éventreur, qui sème la terreur quand la nuit tombe et fait naître tous les fantasmes. Peu à peu, on découvre l'attirance de Stoker pour la nuit, pour la noirceur et les rues désertes, pour le fantastique et ces moments où la frontière entre réel et imaginaire se dissout. Et voilà comment apparait un personnage envoutant et effrayant, baptisé Dracula...
"Et je suis resté perché là, épuisé, heureux, à cheval sur le théâtre du Lyceum pour ainsi dire, les girouettes tournant sur les toits autour de moi, la brise du fleuve venant par bourrasques me donner une vive bourrade dans le dos, la beauté austère et digne des tours, des clochers, des cheminées à l'horizon fumeux, et les tourelles montagneuses des nuages noirs et roux."
J'ai adoré ce roman foisonnant qui porte si bien son titre et rend hommage à la création et à l'imagination, qui embellissent nos vies et nous donnent accès à d'autres mondes. J'ai adoré le frisson de l’ambiguïté, de l'épouvante et du spectacle. J'ai adoré me balader dans Londres, une ville dont je raffole et qui me paraît aujourd’hui bien lointaine. Et quel bel hommage à cet écrivain maudit, si attachant, dont j'ai regretté de ne pas mieux connaître l’œuvre, tant elle flotte en arrière-plan et titille l'appétit du lecteur ; un écrivain humble et discret, bien mal marié à une femme trop pragmatique pour lui, à qui il doit pourtant son immortalité, car au final Bram Stoker a coiffé ses deux camarades au poteau de la postérité, parce que les écrits restent, quand les paroles s'envolent.
Traduit de l'anglais (Irlande) par Carine Chichereau
Rivages, 2020. - 464 p.