Le bal des ombres - Joseph O'Connor

Publié le par Papillon

"Raconter une histoire à quelqu'un. Toucher une autre personne, quelqu'un qu'on n'a jamais rencontré. Cet espoir... me bouleverse. Quelqu'un qui est dans l'ombre, tout au fond de la salle. "
 
C'est l'histoire d'un jeune homme qui était fou de théâtre. Après des études au célèbre Trinity College de Dublin, où il eut pour condisciple le non moins célèbre Oscar Wilde, il était devenu fonctionnaire de l'administration pénitentiaire. Pour mettre un peu de piment dans cette terne existence, il rédigeait des critiques de théâtre pour un journal local, tout en se rêvant écrivain. Il avait deux idoles, les deux plus célèbres acteurs de l'époque victorienne : Henry Irving et Ellen Terry. Sa rencontre avec Irving, venu jouer Hamlet à Dublin, va changer sa vie. Cet homme, Bram Stoker, est passé à la postérité pour être l'auteur du cultissime Dracula. Mais c'est un tout autre aspect de sa vie que nous dévoile Joseph O'Connor dans cette biographie très romancée.
 
"Elle : J'ai choisi de vivre dans le monde réel. Lui : Ah, le monde réel, ce vil donjon de cruauté et de privation. Je vous le laisse."
 
En 1878, donc, Irving embauche Stoker comme secrétaire. Voilà comment le jeune irlandais, après un mariage express avec sa fiancée Florence, débarque à Londres, pour découvrir que le travail que l'on attend de lui n'est pas exactement celui qu'on lui avait promis : il doit devenir l'administrateur du Lyceum, le théâtre qu'Irving vient d'acheter. Et nous plongeons avec le jeune Stoker, que tout le monde va bientôt surnommer "Tatie", dans cette grosse machinerie qu'est un théâtre de l'ère victorienne, avec sa pléthore d'employés, des comédiens aux décorateurs, sans oublier femmes de ménages et techniciens de l'ombre ; avec ses décors somptueux et ses costumes fantasques ; avec ses caves obscures et son grenier hanté. L'auteur nous fait cavaler de la salle à la scène, nous entraîne des coulisses aux loges des artistes, nous fait assister aux répétitions et nous emmène jusqu'en Amérique, quand la troupe part en tournée. Il ne nous épargne ni les ennuis d'argent ni les crises de nerfs du Chef, le tyrannique, narcissique et impétueux Irving, qui se glisse avec talent et mégalomanie dans tous les rôles shakespeariens.
 
"D'habitude, je ne bois pas. - Pourquoi ? - Ça me rend ordinaire."
 
Pendant qu'Irving monopolise le devant de la scène, Stoker se cache au grenier pour écrire. Le premier croule sous les succès, le second peine à vendre ses livres. Pourtant entre ces deux hommes, celui de l'ombre et celui de la lumière, que tout semble opposer, se noue une amitié aussi solide qu’ambiguë, faite d'admiration, de jalousie, de tendresse et de ressentiment, à laquelle apportera un peu d'équilibre la merveilleuse Ellen Terry, quand elle se joindra à la troupe. Et surtout, autour de ces personnages et de leur théâtre intime et public, il y a Londres, le Londres de Dickens, baigné de brouillard et couvert de crasse, ce Londres où rode Jack l’Éventreur, qui sème la terreur quand la nuit tombe et fait naître tous les fantasmes. Peu à peu, on découvre l'attirance de Stoker pour la nuit, pour la noirceur et les rues désertes, pour le fantastique et ces moments où la frontière entre réel et imaginaire se dissout. Et voilà comment apparait un personnage envoutant et effrayant, baptisé Dracula...
 
"Et je suis resté perché là, épuisé, heureux, à cheval sur le théâtre du Lyceum pour ainsi dire, les girouettes tournant sur les toits autour de moi, la brise du fleuve venant par bourrasques me donner une vive bourrade dans le dos, la beauté austère et digne des tours, des clochers, des cheminées à l'horizon fumeux, et les tourelles montagneuses des nuages noirs et roux."
 
J'ai adoré ce roman foisonnant qui porte si bien son titre et rend hommage à la création et à l'imagination, qui embellissent nos vies et nous donnent accès à d'autres mondes. J'ai adoré le frisson de l’ambiguïté, de l'épouvante et du spectacle. J'ai adoré me balader dans Londres, une ville dont je raffole et qui me paraît aujourd’hui bien lointaine. Et quel bel hommage à cet écrivain maudit, si attachant, dont j'ai regretté de ne pas mieux connaître l’œuvre, tant elle flotte en arrière-plan et titille l'appétit du lecteur ; un écrivain humble et discret, bien mal marié à une femme trop pragmatique pour lui, à qui il doit pourtant son immortalité, car au final Bram Stoker a coiffé ses deux camarades au poteau de la postérité, parce que les écrits restent, quand les paroles s'envolent.
 
Elles m'ont donné envie : Kathel et Nicole.
 
Traduit de l'anglais (Irlande) par Carine Chichereau
Rivages, 2020. - 464 p.
 
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L
c'est un billet très agréable à lire et qui fait découvrir un livre que j'ai envie de lire moi aussi.
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K
Katehl m'avait déjà tentée, et vla que tu t'y mets toi aussi...
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P
Kathel avait raison d'être aussi enthousiaste, ce roman le mérite.
K
Ah, j'adore voir mes coups de cœur partagés par des lectrices exigeantes ! Ton billet devrait en convaincre plus d'un et d'une !
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P
J'espère, parce que ce fut un grand bonheur de lecture.
N
Oh oui, je me souviens encore de cette lecture en plein confinement, un bol d'air, des promesses d'évasion, c'était parfait :-)<br /> (sa femme était peut-être pragmatique mais grâce à elle les auteurs ont commencé à avoir des droits)
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P
Oui, nous avons encore la possibilité de nous balader et de voyager par les livres, même en plein confinement :-)
I
Je ne sais pas comment j'ai pu encore passer à côté de ce titre ! J'adore O'Connor, et n'ai lu que des avis élogieux à son sujet (dont, effectivement, celui de Kathel) ... Je crois qu'au départ j'ai un peu attendu parce que le roman qu'il a fait paraître avant celui-là a suscité des réactions mitigées, et puis... voilà. Une lacune à combler urgemment..
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P
C'est un auteur que je n'avais jamais lu, donc je n'ai pas de point de comparaison, mais ce roman est vraiment épatant !
A
Que de bons avis sur ce roman ! il va falloir que je le découvre tôt ou tard.
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P
En ces temps où les théâtres sont fermés, c'est quand même bien agréable de pouvoir en visiter un...