Trencadis - Caroline Deyns

Publié le par Papillon

"J'ai eu de la chance de rencontrer l'art parce que j'avais, sur le plan psychologique, tout ce qu'il faut pour devenir une terroriste." (Niki de Saint-Phalle)
 
En 2014 j'ai visité la grande rétrospective que le Grand Palais a consacré à Niki de Saint-Phalle, et ce fut un choc esthétique autant qu'une surprise : je croyais tout savoir de cette artiste (qui était déjà une icône quand j'étais ado) et j'ai découvert que je ne savais rien de celle qu'un critique du XXe siècle qualifiait de "superbe sorcière, violente, agressive" et que l'on réduit trop souvent à ses Nanas et à ses collaborations avec Jean Tinguély. J'ai eu le même sentiment avec ce livre que l'on ne peut qualifier ni de roman ni de biographie tant il mélange les genres pour donner à voir un portrait composite de la femme et de l'artiste. 
 
L'originalité de ce texte, c’est qu'il utilise la même technique qu'employait Niki de Saint-Phalle dans la plupart de ses œuvres, celle de la mosaïque ou trencadis, ou comment recycler du vieux pour faire du neuf, "un cheminement bref de la dislocation vers la reconstruction". L'art pour Niki de Saint-Phalle était une nécessité née d'un traumatisme : le viol par son père quand elle avait onze ans, un traumatisme qui la poussera dans la dépression et la conduira plus tard dans ce qu'on appelait encore dans les années cinquante un asile. "J'ai commencé à peindre chez les fous", disait-elle. Voilà comment cette ravissante jeune femme, qui a déjà mis beaucoup de distance entre elle et son aristocratique famille franco-américaine, abandonne en 1956 mari et enfants pour s'installer à Paris dans une cité d'artistes. L'autodidacte qu'elle est commence à créer à partir de matériaux de récupération. Cette femme va littéralement se reconstruire et s'inventer comme artiste pour échapper à ses démons. Celle que l'on décrit alors comme "vive, tordue, déterminée" va utiliser ses créations pour faire jaillir d'elle la violence qui l'habite et qui l'étouffe, et concevoir une œuvre d'une folle originalité : l'art comme psychanalyse. 
 
"Les couleurs sont en réalité des tristesses noires qui se griment en Arlequin pour s'assurer qu'on ne les reconnaisse pas : un désespoir qui voudrait passer incognito."
 
Caroline Deyns se livre à son tour à un véritable travail de déconstruction et de reconstruction de la femme derrière l'icône de l'art contemporain, en mélangeant citations, interviews et correspondances, éléments biographiques, analyses d'oeuvres et témoignages, allant jusqu'à prendre la parole à sa place, pour faire apparaître le portrait d'une artiste rebelle et féministe, qui fut vraiment une femme de son temps, qui voyait dans le mariage et la maternité un esclavage, et qui a mis le féminin sous toutes ses facettes au cœur de son œuvre. J'ai trouvé que ce mélange des genres était une vraie trouvaille qui rend autant hommage au travail de Niki de Saint-Phalle qu'à la femme complexe et torturée qu'elle était, et j'ai beaucoup aimé comment l'autrice montre à quel point la création artistique peut parfois être une question de survie, et comment l'oeuvre se fait miroir de la psyché. 
 
Et comme le résultat est un objet littéraire très original, il plaira sans doute autant aux amateurs d'art qu'aux amateurs de textes atypiques.
 
Quidam éditeur, 2020. - 360 p.
 
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A
Ce que je connais de l'art de Niki de Saint-Phalle (outre ses Nanas) ne m'émeut pas. En revanche, je trouve son destin passionnant. Si en plus, la forme de narration choisie par Caroline Deyns est originale, ce roman devrait me plaire.
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P
Ce bouquin éclaire justement très bien je trouve le rapport entre son art et sa vie.
A
Je crains bien de manquer de curiosité intellectuelle en ce moment, une bonne vieille biographie bien classique m'aurait davantage tentée. Cependant, la démarche de récupération me parle, autant dans la vraie vie qu'en art ...
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P
Je pense que ce livre vaut par lui-même, c'est un objet littéraire qui sort de l'ordinaire.
N
Moi qui ne savais rien d'elle ou presque, qui n'avais jamais vue d'expo ce livre m'a fait regretter de ne pas m'être intéressée à son œuvre... quant à la femme... J'ai adoré ce livre exactement pour tout ce que tu en dis.
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P
C'est sûr que quand tu connais un peu l’œuvre, Caroline Deyns en donne des éclairages vraiment intéressants, et si tu ne la connais pas ça donne furieusement envie d'en savoir plus.
K
Exact , fort belle et intéressante expo!!! Totale découverte.
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P
Je me suis promise d'aller visiter un jour le Jardin des Tarots, en Toscane, qui doit être aussi extraordinaire !
D
Je n'ai qu'une connaissance très succincte de cette artiste, mais il est vrai que les nombreux billets que je lis sur ce livre me donnent sacrément envie de le lire. En attendant, je l'offre à ma belle-mère pour Noël. Avec un peu de chance, je pourrai ensuite me le faire prêter :-D
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P
La biographie ne vaudra jamais la découverte de l’œuvre qui est foisonnante, mais ça éclaire pas mal de trucs...
A
Je suis allée moi aussi à cette exposition qui m'a enchantée. Je savais déjà pas mal de choses sur Niki de Saint-Phalle, mais j'en ai appris encore plus ! J'hésite toujours devant ce genre de livre, au final ce que tu en dis est tentant.
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P
Disons que c'est plus original qu'une biographie classique...