Ohio - Stephen Markley
"A un moment, il allait quand même falloir décrocher ces fantômes des arbres où ils étaient pendus. On ne pouvait pas les laisser se balancer indéfiniment."
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Bill Ashcraft, activiste de gauche toxicomane, doit livrer un mystérieux paquet ; il semble complètement blasé et revenu de tout, mais garde quand même une vieille photo de classe dans sa poche, une photo de ses deux meilleurs potes, dont l'un est mort au combat, et l'autre d'une overdose. Stacey Moore, doctorante à Chicago, doit rencontrer la mère de son ex-petite amie, qui fut pourtant bien odieuse avec elle, mais voudrait retrouver la trace de sa fille qui n'a pas donné signe de vie depuis des années. Dan Eaton, vétéran d'Irak et d'Afghanistan, le gentil gars tout cabossé, a rendez-vous avec son amour du lycée à laquelle il avait préféré l'armée. Quant à Tina Ross, elle aussi est sur les traces d'un vieil amoureux.
"Le monde entier était un tour de passe-passe. Leurs vies : de bêtes composantes d'une vaste entourloupe, une duperie raffinée à laquelle ils s'accrochaient comme ils pouvaient."
Ce premier roman est un grand roman de l'Amérique contemporaine, celle d'avant Trump, mais où se font déjà jour ces dissensions qui déchirent la société américaine. Il nous dévoile un pays où le rêve américain est mort et enterré, et qui n'a plus grand grand-chose à offrir à ses enfants, surtout ceux issus des classes populaires et moyennes ; dans cet Ohio de la rust belt d'où l'industrie a fui depuis longtemps, ne laissant derrière elle que quelques ruines désaffectées et beaucoup de rancœur. En faisant alterner les époques et en donnant la parole à plusieurs narrateurs, Stephen Markley transcende les genres littéraires, et donne à voir toutes les facettes d'une histoire qui est à la fois celle de la société américaine contemporaine, et celle d'un groupe d'ados aux relations toxiques. Il montre parfaitement bien comment ce pays se perd dans le fantasme d'une Amérique grandiose et admirable qui n'existe plus.
Ce pourrait être une simple fresque en quatre tableaux et ce serait déjà superbement noir, mais la construction extrêmement brillante à travers le retour de ces quatre jeunes gens devenus adultes vers leur passé, va faire apparaître une histoire bien sordide, et le roman se transformer en thriller implacable. Cette histoire est une sorte de pendant américain à Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu, en beaucoup plus politique parce que l'auteur s'y montre très critique envers le gouvernement fédéral, notamment en ce qui concerne les guerres dans lesquelles l'Amérique s'est lancée pour des raisons pas toujours avouables.
Du très grand art, et un roman de sang et de larmes, qui claque très fort.
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Charles Recoursé.
Albin Michel, 2020. - 560 p.