Un hiver à Wuhan - Alexandre Labruffe
"La Chine est au-delà du rêve. Au-delà de la réalité. C'est une simulation des deux."
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"Wuhan : méga-cité au milieu de nulle part, au centre de la Chine, réputée pour être l'une des plus polluées du pays, un bassin industriel, nœud de transports maritimes et ferroviaires, au bord du Fleuve bleu, le Yang Tsé."
Ce n'est pas la première fois que l'auteur, qui a fait des études de chinois, séjourne en Chine, ni même à Wuhan. Il est donc plutôt content d'y retourner, d'autant qu'après avoir publié un premier roman, il rêve d'écrire "une fresque post-apocalyptique barrée, un conte paranoïaque chinois". La réalité va le combler au-delà de toutes ses espérances, le plongeant d'un coup dans l'apocalypse et la paranoïa. ("La Chine m'apprend la paranopocalypse.") Pourtant, ce n'est pas uniquement le récit de l'épidémie de Coronavirus qui a démarré à Wuhan qu'il nous livre. Son propos est bien plus large : donner à voir de l'intérieur la Chine d'aujourd'hui. En confrontant ce séjour un peu fou de 2019 à ses séjours antérieurs, en 1996 à Harbin (comme responsable qualité, tâche ardue dans un pays qui se fout de la qualité) ou en 2008 à Hangzhou (comme responsable d'une Alliance française, à une époque où l'Occidental est justement une caution de qualité), il contemple ce qui a changé en Chine en deux décennies.
Dès son arrivée à Wuhan, à l'automne 2019, il a le sentiment d'être plongé dans une dystopie : l'accès à l'internet occidental est y bloqué, histoire de couper les chinois du reste du monde ; l'argent liquide a disparu et la consommation s'est digitalisée, permettant une surveillance généralisée des achats et des individus ; le nuage de pollution est si intense que Labruffe tousse et pleure à longueur de journée, alors que les capteurs officiels chinois indiquent que tout est normal, et que ce slogan s'affiche en lettres capitales sur les autoroutes : "Nous créons l'avenir dont rêve l'humanité". L'auteur développe très vite une paranoïa aigüe : chaque femme croisée lui semble être une espionne, il est convaincu que son ordinateur est sous surveillance, ses fichiers modifiés et ses notes réécrites. Sa paranoïa aura l'occasion de s'épanouir dès qu'il apprendra qu'une pneumonie virale se répand dans la ville...
D'expériences surréalistes en rencontres burlesques, l'auteur se met en scène dans le rôle d'un Tintin azimuté qui hante des bars enfumés et des usines déglinguées, et qu'on balade d'une tour futuriste inhabitable à un musée qui n'expose que du vide. Son récit, qui saute d'une époque à l'autre en de brefs paragraphes, mêle ironie, poésie et dérision, et se révèle à la fois drôle et glaçant, nous donnant à voir ce que la Chine est devenue : l'usine du monde, certes, toujours à deux doigts de la catastrophe, mais surtout un cauchemar toxique qui allie le totalitarisme le plus pur au capitalisme le plus pourri, et qui fait flipper sur l'avenir qui nous attend :
"La Chine est l'utopie réalisée du libéralisme, où la seule liberté, finalement, est celle de consommer."
Un récit fascinant.
Gallimard, coll. Verticales, 2020. - 128 p.