Par les routes - Sylvain Prudhomme
"J'aime et redoute à la fois l'idée qu'il existe une ligne d'ombre. Une frontière invisible qu'on passe, vers le milieu de la vie, au-delà de laquelle on ne devient plus : simplement on est."

Liberté et bonheur sont-ils compatibles ? On pourrait se le demander à la lecture de ce joli roman qui met en scène ces deux concepts par le biais de deux hommes diamétralement opposés.
Sacha est écrivain. La quarantaine tout juste franchie, il décide de quitter Paris pour une ville de province avec pour seuls bagages quelques livres et quelques vêtements, dans la quête d'une nouvelle vie. "Ramassée. Sobre. Dense." Tout à fait par hasard il y retrouve un ami de jeunesse, perdu de vue depuis vingt ans et qu'il n'appellera jamais autrement que "l'autostoppeur", maintenant marié à Marie et père d'un petit Agustin.
Sacha passe ses journées enfermé dans son petit appartement à écrire un roman baptisé Mélancolie des paquebots où une vieille dame voyage d'aéroport en aéroport, ou à peindre de grandes toiles d'un jaune violent. L'autostoppeur, lui, prend régulièrement la route, traversant la France de part en part, toujours sur le pouce, photographiant ses "auto-stoppés", dont il dresse soigneusement la liste.
"Comme si la répartition des tâches entre nous devait éternellement être celle-là, lui vivre, moi écrire."
Alors que l'autostoppeur part de plus en plus souvent, de plus en plus longtemps, Marie s'impatiente et se rapproche de Sacha, qui découvre les petits plaisirs de la famille. Se dessinent ainsi les portraits de deux hommes en miroir, amenés à aimer la même femme, et à se poser les mêmes questions sur le sens de la vie, parce que parfois l'écriture ne suffit plus, et la famille ne suffit pas non plus.
"A ton avis qu'est-ce qu'il faut faire tout court. De la vie. De la mort. De l'amour."
Celui qui part devient pour ceux qui restent une fenêtre ouverte sur le monde, sur la France, sur les autres, car il est autant avide de routes, que de lieux et de gens. Et tout tourne en fait autour de lui, l'absent, le voyageur, qui n'est jamais là mais qu'on attend toujours, obsédant par les cartes postales qu'il envoie de chaque escale, et présent dans toutes les têtes. Ses cartes esquissent un paysage kaléidoscopique de la France, de ses églises, de ses ponts ou de ses plages, alors que ses itinéraires égrènent une fascinante poétique des noms de villages français : Léchelle, Ames, Planques, Prédefin, Bailleul-aux-Cornailles, Denier, Elan, Velu, Pauvres, Suzanne, Pure, Fossé, Marre, Mouron, traçant un mélancolique portrait de la France des villages et de sa "diagonale du vide". L'attitude apparemment égoïste du voyageur révèle pourtant qu'il est celui qui relie tous les points, géographiques ou humains.
J'ai beaucoup aimé ce roman un peu mélancolique et tout en délicatesse, où je me suis sentie proche des deux héros, moi qui aime autant partir que rester bien tranquille chez moi avec un livre, deux façons aussi intenses de rencontrer le monde.
Gallimard, L'arbalète, 2019. - 304 p.