Tous, sauf moi - Francesca Melandri
"Imagine que tu es en train de faire un rêve merveilleux alors que tu es perché sur les branches d'un arbre. Mais que tu dois te réveiller toutes les minutes, car il ne faut pas tomber et aussi parce que tu veux que ton rêve devienne réalité. C'est ça émigrer."

A l'heure où des milliers de migrants venus du Sud s'échouent sur les côtes européennes, quand ils ont réussi à ne pas périr en Méditerranée, nous avons tendance à oublier qu'ils ne font que le trajet inverse de celui que nous fîmes, nous autres Européens, il n'y a pas si longtemps, pour aller coloniser leurs terres. Une vérité bien dérangeante que nous rappelle opportunément cet excellent roman italien.
Un soir de 2010, en rentrant chez elle, dans le quartier populaire de l'Escurial à Rome, Ilaria trouve un inconnu sur son palier. C'est un jeune Africain qui affirme être le petit-fils de son propre père, Atilio Profeti, maintenant âgé de quatre-vingt-quinze ans. Ilaria se souvient vaguement que son père a vécu autrefois en Afrique. Le récit de son supposé neveu va l'obliger à se lancer dans une enquête sur le passé de son père, homme complexe qui a déjà eu deux familles en Italie.
Le récit procède par allers-retours entre deux époques. Le passé d'Atilio nous emmène en Éthiopie dans les années trente, quand Mussolini rêvait de reconstruire l'empire romain, et envoyait ses Chemises noires conquérir l'empire du Negus. Le présent d'Iliaria nous ramène à l'Italie de Berlusconi et aux monstrueuses compromissions du Cavaliere avec le régime de Khadafi, mais aussi aux horreurs que doivent traverser les migrants africains avant d'arriver sur nos côtes. A travers vieux journaux et vieilles photos, Ilaria découvre un Atilio Profeti qu'elle ne connaît pas, homme très beau et très séducteur, tellement sûr de sa chance qu'il a en effet bénéficié toute sa vie d'une chance insolente, obtenant toujours ce qu'il désire et faisant aisément disparaitre à volonté tous les pans sordides de sa ténébreuse jeunesse en Afrique de l'Est. Avec ce personnage, nous (re)découvrons les horreurs commises par l'Italie en Éthiopie : tortures, pillages et massacres. Francesca Melandri montre parfaitement comment le colonialisme s'est construit sur le racisme, par l'arrogance de la supériorité des européens sur tous les autres peuples et les autres cultures.
"Le racisme n'est qu'un jeu de miroirs, une illusion. C'est le moyen le plus efficace jamais inventé pour briser la lutte contre les inégalités - la lutte de classe, disait-on autrefois. Il sert à pousser les avant-derniers à se sentir supérieurs aux derniers, pour éviter qu'ils ne se révoltent ensemble contre les premiers."
Le défaut de ce livre, s'il faut en trouver un, c'est qu'il tourne parfois au manuel d'histoire, évoquant des figures historiques italiennes peu familières au lecteur français. Par ailleurs le passé d'Attilio Profeti nous est raconté par bonds successifs en arrière, qui vont en remontant le temps, ce qui n'est pas toujours facile à suivre. Mais ce roman me paraît indispensable à lire, pour ne pas oublier le passé, et mieux comprendre le présent.
Titre original : Sangue giusto.
Traduit de l'italien par Danièle Valin.
Gallimard, coll. "Du monde entier", 2019. - 576 p.