Les jours - Sylvain Ouillon
"Autant l'histoire est une science qui appartient à tous, objective, infinie, autant la mémoire est subjective, sélective, finie, fragile, elle se décompose, elle secrète une mythologie intime. Tandis que l'histoire subsiste, la mémoire s'effrite, éphémère. Et pourtant, comment pourrait-on abandonner le passé à la seule histoire ? La mémoire est l'étoffe qui habille l'histoire."

L'histoire pourrait commencer en 1927 sur un paquebot filant vers Madagascar quand Lucien rencontre Simone, mais l'auteur a choisi de la faire débuter bien plus tôt, en remontant l'arbre généalogique de ce qui s'avèrera être sa propre famille. De la Creuse aux Vosges, en passant par la banlieue parisienne, et de la guerre de Crimée à celle de 14, nous faisons connaissance successivement avec les Devoise, de pauvres maçons originaires de la Creuse que les grands travaux haussmanniens vont attirer dans la capitale ; et avec les Sevrin, qui gèrent une scierie dans les Vosges. D'un côté, un Augustin toujours désireux d'apprendre de nouvelles choses, de l'autre un Auguste très inventif, capable de construire n'importe quoi avec ses mains. Si Augustin en région parisienne choisit de devenir postier, Auguste abandonne ses Vosges natales pour tenter l'aventure coloniale en fondant une scierie à Madagascar. Et c'est Madagascar qui réunira finalement Lucien, fils d'Augustin, et Simone, fille d'Auguste. Avec eux, ses grands-parents maternels, l'auteur nous fait traverser le XXe siècle et ses orages.
Cela pourrait être la banale histoire d'une famille bien française sur trois ou quatre générations, mais c'est bien plus que cela parce que l'auteur nous fait sans cesse passer du microcosme familial au macrocosme sociétal, de l'infiniment anecdotique au grandiose historique. Et la vie de Lucien et Simone se révèle tout à fait romanesque parce qu'ils vont passer la majeure partie de leurs vies dans les colonies, tout en traversant régulièrement la moitié du globe pour des congés administratifs en métropole. On les verra participer à la résistance à Madagascar, assister au début de l'aviation civile (ah, le récit du premier voyage aérien de Simone de Madagascar à Paris : sept jours, sept escales, et des avanies à n'en plus finir !), vivre la décolonisation, puis prendre une retraite bien paisible en région parisienne. Et on assistera aussi à la naissance de leurs enfants, à leurs déménagements successifs, aux repas de famille, voire aux querelles familiales.
"Pourquoi s'étonner que la vie qu'on se remémore semble plus pleine que la vie quotidienne ? Les souvenirs sont du passé digéré, ce qui subsiste quand on a oublié. Les souvenirs, c'est du condensé, du meilleur comme du pire, du triste ou du rigolo, du laid ou du beau mais surtout du fort. Le mou du temps a passé à travers la mémoire."
Sylvain Ouillon bâtit une fresque qui est à la fois familiale et historique, dans laquelle on assiste à l'enterrement de Victor Hugo, on croise Lénine et Tchank Kaï-chek, et on boit des cocktails avec Ava Gardner et Clark Gable. On s'infiltre avec un très grand plaisir dans cette grande famille, qui est un peu la nôtre aussi. L'auteur se livre un peu au même exercice que Jane Smiley, sauf qu'il plonge dans les archives de sa propre famille, que le contexte est plus proches de nous et que la forme choisie est plus originale. De temps en temps, en effet, le narrateur intervient dans ce qu'il appelle "une borne" pour redonner le contexte historique et culturel de l'époque que ses personnages traversent : grands événements historiques, chansons, films, évènements scientifiques, évolutions technologiques. Et il donne régulièrement la parole à ses personnages qu'il a longuement interrogés alors qu'il n'était encore qu'un adolescent curieux et eux des grands-parents tendrement chéris déjà au seuil de leur vie.
Cette construction, en plus de nous rendre proches tous ces personnages, entrelace très subtilement la grande histoire à la petite, les grandes tragédies humaines au petites anecdotes familiales, que l'on se ressasse depuis trois générations, occasion d'interroger le processus de la mémoire individuelle qui réécrit sans cesse, en opposition à la mémoire collective, celle que les historiens figent dans de gros manuels. Avec ce formidable livre, que l'on ose à peine qualifier de roman, l'auteur paie à la fois son tribut à l'histoire familiale, à l'amour qu'il portait à ses grands-parents, et à l'histoire récente de la France.
"Le livre que vous tenez entre les mains, c'est une contribution écrite à une sorte de famadihana* métissé. Un objet qui, sans descendre au tombeau, rafraîchit leur histoire et fête les souvenirs dans un bruit de fanfare sous le soleil."
(*cérémonie du retournement des morts à Madagascar).
Gallimard, coll. Blanche, 2019. - 656 p.
Et c'était mon 2e Pavé de l'été pour le Challenge de Brize.
