La traversée des apparences - Virginia Woolf
"Sentir profondément quelque chose, c'était créer un abîme entre soi-même et les autres qui, eux aussi, sentent profondément peut-être, mais différemment. Mieux valait jouer du piano et oublier tout le reste."

Cet été, France Culture a consacré l'une des ses Grandes traversées à Virginia Woolf, et c'était passionnant. A tel point que ça m'a donné envie de retourner vers une œuvre qui me résiste depuis plus de vingt ans. Autant l'aborder par le commencement, avec ce premier roman de Woolf, dont j'aime beaucoup le titre.
"La vérité, c'est qu'on n'est jamais seul et qu'on n'est jamais avec les autres."
On y fait la connaissance de Rachel Vinrace, jeune femme un peu naïve, qui n'est jamais sortie de sa campagne et ne s'est jamais intéressée qu'à la musique. Elle s'embarque pour une une traversée de l'Atlantique sur le bateau de son père armateur, en compagnie d'un oncle et d'une tante. Ce voyage sera l'occasion de rencontres et de questionnements. (On y croise notamment Mrs Dalloway, destinée à devenir l'héroïne du roman éponyme). En arrivant en Argentine, Rachel s'installe chez sa tante et commence à fréquenter un petit groupe d'Anglais en vacances séjournant dans l'hôtel voisin. La description de ce petit monde est l'occasion pour Woolf de se moquer d'une bourgeoisie futile et oisive, uniquement préoccupée d'elle-même, par opposition aux intellectuels (l'oncle de Rachel et son meilleur ami sont des érudits) qui s'interrogent sur le monde.
"Et la vie, qu'est-ce que la vie ? Rien qu'une lumière qui court à la surface et disparaît, comme elle disparaîtrait elle-même à son tour, tandis que les meubles resteraient dans la chambre."
Mais cette traversée vers un nouveau continent est bien sûr très métaphorique puisqu'il s'agit pour Rachel d'aborder l'âge adulte. Elle va découvrir la complexité de la vie et du rapport aux autres, le désir et l'amour, mais surtout la solitude existentielle et l'incommunicabilité qui nous sépare tragiquement les uns des autres, même de ceux que l'on aime. Rachel est d'une grande sensibilité, elle veut comprendre ce qui se cache sous la surface des êtres. Jusqu'ici la musique lui a apporté toute l'émotion et la joie dont elle avait besoin. Un nouveau monde, plein de tourments, s'ouvre à elle.
"On ne sait jamais ce que l'on ressent. Nous marchons tous dans le noir. Nous cherchons à nous rendre compte, mais peut-on imaginer quelque chose de plus grotesque que l'opinion d'une personne sur une autre personne ? On se figure connaître, mais en réalité on ne connaît pas."
Je ne suis pas peu fière d'avoir enfin réussi à finir un roman de Virginia Woolf, même si ce premier roman est d'un facture très classique. L'autrice y déploie toute sa sensibilité, un sens aigu de l'observation, et une ironie mordante. (J'ai beaucoup pensé, en le lisant, à E.M. Forster, qui fut lui aussi membre du Bloomsbury Group). La plume de Woolf est un délice, et tout le roman est porté par une série de scènes pleines de grâce : un bal, un pique-nique, une excursion en forêt. Et pourtant il est habité par une sourde mélancolie qui laisse penser que la vie, même (surtout ?) vécue avec lucidité ne peut être qu'une tragédie. Très beau roman.
Titre original : The voyage out
Traduit de l'anglais par Ludmila Savitzky.
GF Flammarion, 1985 (1e éd. 1915). - 478 p.