"Crois-tu que l'histoire a été écrite par des hommes ordinaires ? L'histoire est l’œuvre des exceptions génétiques, les rebelles, les entêtés, les implacables. Les hommes qui décident de devenir différents de leurs pères."
Le fleuve Ohio ne sépare pas seulement le Kentucky de l'Ohio, il marque la limite entre le Sud esclavagiste et le Nord anti-esclavagiste. Il fut longtemps la frontière à franchir pour les esclaves en fuite vers la liberté. C'est dans le Kentucky que s'est établie, il y a des lustres, la famille Forge, riches propriétaires terriens, aussi fiers de leur généalogie que de leur fortune, acquise en grande partie grâce à l'esclavage. Les Forge cultivent l'arrogance de ceux qui sont convaincus que la valeur personnelle repose sur la couleur de la peau et la taille du patrimoine. Dans les années 50, l'héritier du domaine, Henry, va pourtant s'opposer à son très autoritaire père pour transformer la propriété : renoncer à la culture du maïs au profit de l’élevage de pur-sang. Il se passionne pour la génétique avec l'obsession de la perfection : produire le cheval parfait qui gagnera toutes les courses. Plus tard, il transmettra sa passion à sa fille unique, Henrietta.
"L'Amérique souffre de nombreux maux, mais il n'en est pas de plus grand que le refus si répandu de s’adonner à la pensée, articulée et approfondie, critique."
De l'autre côté du fleuve, Allmon est né dans un quartier misérable de Cincinnati. Il ne possède rien, et ne peut revendiquer comme généalogie qu'un ancêtre esclave, un grand-père pasteur un peu allumé, et une mère qui se bat contre une maladie génétique qui la tue à petit feu. C'est pour aider sa mère qu'il se lance très jeune dans la petite délinquance, parce qu'il n'a pas vraiment d'autre choix. Un choix qui le conduira en détention. Et c'est en prison qu'il apprend à soigner les chevaux, domaine dans lequel il développe un talent singulier, qui lui vaudra d'être embauché dans l'écurie Forge, pour y prendre soin de son meilleurpur-sang, la sublime Hellsmouth. Et l'on découvre qu'il faut beaucoup de monde pour mener un cheval à la victoire...
"L'homme est peut-être la mesure de toute chose, mais aucun homme ne peut l'être seul, car un homme seul, cela n'existe pas."
Ce roman est un diamant brut, qui tient autant de la tragédie shakespearienne, que du récit historique, de l'épopée familiale, du roman naturaliste ou de la critique sociale. Il est écrit d'une plume flamboyante et envoutante, parfois déroutante, car l'autrice y évoque aussi bien le sport hippique que la génétique ou la géologie. Elle y fait défiler, à la vitesse d'un cheval au galop, plus d'un siècle d'histoire américaine, par le biais d'une famille emblématique au charme vénéneux, à travers quelques scènes marquantes, intenses et extrêmement visuelles, qui vous laissent haletant et sonné. Parce qu'on fait connaissance avec le jeune et rebelle Henry Forge à l'âge tendre de sept ans, on n'arrivera pas à le détester complètement quand il se révèlera être un homme odieux, tout comme on ne parviendra jamais à vraiment aimer la belle et froide Henrietta, qui consomme les hommes comme d'autres croquent des pommes. Henrietta, prédatrice ambigüe trahira à son tour son père, mais dans un tout autre domaine.
"L'ambition est une forme de suicide si elle en vient à tuer l'âme."
Ce roman est tellement intense que j'ai dû faire une pause à mi-parcours dans ma lecture, pour reprendre mon souffle. L'autrice y interroge les relatons complexes qu'entretiennent Blancs et Noirs en Amérique, entre attirance et répulsion, des relations complètement contaminées par l'héritage de l'esclavage, et qui ne laissent pas vraiment de place aux Afro-Américains pour exprimer ce qu'ils sont. Le subtil parallèle entre les hommes et les chevaux permet de montrer à quel point le racisme est une maladie humaine et comment les rêves d'eugénisme mènent à l'aberration.Mais la grande question du roman n'est pas seulement le racisme ou la recherche de perfection génétique, c'est aussi la question de la valeur individuelle. Comment se crée la conscience de sa propre valeur ? En soi ou dans le regard d'autrui ? Qu'est ce qui fait la valeur d'un homme ? Ce qu'il fait, ou ce qu'il est ? Sans apporter réellement de réponses, l'autrice donne au lecteur pas mal de pistes de réflexion dans un roman inoubliable.
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Mathide Bach.
Gallimard, coll. "Du monde entier", 2019. - 656 p.