Le Lambeau - Philippe Lançon

Publié le par Papillon

"L'écriture était bien le produit d'un autre moi, un produit précisément destiné à me faire sortir de l'état où je me trouvais, quand bien même il consistait à raconter cet état."
 
 
Je n'étais pas vraiment sûre d'avoir envie de lire ce livre que tout le monde a considéré comme étant LE livre de 2018, jusqu'à ce que je lise l'article ("Sonate de sortie") que Philippe Lançon a publié dans la NRF en novembre dernier. J'en ai aimé le ton, le style, la simplicité, et j'ai eu envie d'en savoir davantage.
 
"En quoi l'esprit de Charlie, ce journal que les délicats et les tartinés de vertu d'où qu'ils viennent n'avaient jamais cessé de détester ou de mépriser, était adapté à la situation  : il nous permettait de rire de tout, et d'abord de nous-mêmes, en faisant feu de tout bois."
 
Le 7 janvier 2015, Philippe Lançon se trouvait dans les locaux de Charlie Hebdo lorsque deux tueurs firent irruption pour décimer la rédaction à la Kalachnikov ; il y fut grièvement blessé. S'en suivirent des mois d’hôpital, sous protection policière permanente, à la Salpêtrière puis aux Invalides. C'est ce que raconte ce livre. L'attentat n'est évoqué qu'au quatrième chapitre, on sent que l'auteur recule avant de revivre cette scène qui n'a duré que quelques minutes mais a fracassé sa vie. Dès que les tueurs sortent du champs, l'auteur se dédouble et s'observe : celui qui est mort et celui qui tente de survivre. Cet apparent détachement (le regard du journaliste ?) est ce qui rend la lecture de ce récit supportable.
 
"Je n'existais plus que comme un corps qui n'était pas tout à fait le mien, dans une vie qui n'était plus tout à fait la mienne, et dont la conscience accueillait sans morale, sans résistance,  tout ce qui se présentait."
 
On y assiste à une double reconstruction. Physique, d'abord : la balle reçue a emporté le bas du visage qu' il va falloir refabriquer avec un os du péroné. C'est le boulot des soignants : chirurgiens, anesthésistes, kinés et infirmières. Cela implique de la souffrance, de la peur, de l'angoisse, une accumulation de procédures médicales, de désagréments plus ou moins pénibles, d'effets secondaires à n'en plus finir, et requiert confiance et patience de la part du blessé, qui va s'attacher à sa chirurgienne comme un naufragé à sa bouée. Mais le plus difficile, c'est la reconstruction de soi, réparer la vie qui a explosé dans la salle de conférence de Charlie, retisser les fils de la vie d'avant et de la vie de maintenant. Et ça, personne d'autre ne peut le faire à sa place. Et c'est ce qui touche infiniment dans ce livre : cette lutte à la fois intime et pudique, non dénuée d'autodérision et d'ironie, de soi contre soi, cette solitude absolue de l'auteur face à un nouveau moi qu'il lui faut apprivoiser, en convoquant les souvenirs de jeunesse et les fantômes de famille. Philippe Lançon puise son courage dans la littérature (Kafka, Proust et Thomas Mann), la musique (Bach), le groupe d'amis fidèles qui l'entoure, et bientôt dans l'écriture, car il se remet très vite à écrire des chroniques pour Charlie et pour Libé.
 
"J'ai senti de nouveau, mais avec une force inédite, qu'on mourait un nombre incalculable de fois dans une vie, des petites morts qui nous laissaient là, debout, pétrifiés, survivants, comme Robinson sur l'île qu'il n'a pas choisie, avec nos souvenirs pour bricoler la suite."
 
Le Lambeau n'est pas le récit d'une souffrance mais d'une accumulation de souffrances : physique, psychologique, émotionnelle, une souffrance vécue et explorée avec élégance et dignité. C'est surtout le récit d'une renaissance à soi et au monde, d'autant plus bouleversante qu'elle nous est livrée dans une plume magnifique, qui va du trivial au poétique, du factuel à l'analytique, et ne nous cache rien, tout en nous épargnant le pire. 
 
"Vivre à l'intérieur de la souffrance, entièrement, ne plus être déterminé que par elle, ce n'est pas souffrir : c'est autre chose, une modification complexe de l'être. "
 
Extrêmement fort et incroyablement beau.
 
Gallimard, coll. "Blanche", 2018 - 512 p.
 
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K
Comme toi, j'hésitais à le lire. Pour à peu près les mêmes raisons. Mais je me suis dit que je sauterais le pas en 2019!
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P
C'est à lire, c'est un très beau livre.
A
Je n'ai toujours pas l'intention de le lire, je bloque.
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P
Je peux comprendre, je me suis vraiment posé la question, mais une fois commencé, je n'arrivais plus à le lâcher.
D
Oui, il y a une grande dignité et surtout une profonde humanité, ce qui fait toute la puissance de ce livre.
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P
C'est le portrait d'une très belle personne, je trouve...
I
J'allais écrire exactement la même chose que Keisha, lorsque j'ai lu son commentaire... ! Bon tu confirmes donc, c'est à lire. J'en avais bien l'intention, parfois l'unanimité est justifiée. Je viens de lire, sur le même thème, Le livre que je ne voulais pas écrire d'Erwan Lahrer, qui est aussi un très bon roman.
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P
Oui, c'est à lire, c'est beaucoup moins éprouvant qu'on pourrait le croire vu le sujet.
K
J'aime ta conclusion à la JS Foer.. OK statistiquement vu comme je lis il y a des chances qu'on ait des lectures communes, mais sache qu'avec certains blogs c'est du genre trois dans l'année... Sache que bien sûr j'ai lu la trilogie de Jane smiley (rencontrée au festival america 2018) et rencontré Powers au festival america 2018(pas encore bien remise)<br /> Bon, le lambeau, oui, il ne faut pas hésiter à lire ce livre plutôt pudique, si si.
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P
J'ai beaucoup regretté de ne pas pouvoir aller au festival America cette année (j'étais en plein déménagement) à cause justement de Richard Powers que j'aurais beaucoup aimé rencontrer.<br /> Oui, le lambeau est un livre très pudique et très beau, qui m'a beaucoup marquée.