Dalva - Jim Harrison
"Chacun doit accepter son lot de solitude inévitable, et nous ne devons pas nous laisser détruire par le désir d'échapper à cette solitude."

C'est avec ce roman, publié en France par Christian Bourgois en 1989, que j'ai découvert cet immense auteur américain qu'est Jim Harrison, dont je me suis par la suite mise à guetter tous les ouvrages, romans ou recueils de nouvelles. Jim Harrison nous a quittés en 2016 et je m'étais promis de relire ce qui reste pour moi comme son chef d'oeuvre, ce foisonnant roman qui revisite l'histoire américaine et nous offre un voyage inoubliable dans les grandes plaines de l'ouest et dans une vieille famille américaine.
"La plupart d'entre nous vivons en permanence avec cette conviction que nous sommes compris et que nous comprenons les autres, oubliant ainsi que le niveau d'attention de l'être humain est loin d'être fiable."
Le roman commence en Californie où l'héroïne vit depuis plusieurs années et travaille dans un centre social. Alors qu'elle vient de franchir le cap des quarante-cinq ans, elle repense à l'enfant qu'elle a eu trente ans plus tôt avec son amour de jeunesse, enfant qu'elle a dû abandonner à la naissance. Elle aimerait le retrouver, faire sa connaissance ou, a minima, savoir ce qu'il est devenu. C'est pour lui qu'elle commence un journal, pour faire la somme de ce qu'elle est, lui parler de son père mort en Corée, de son grand-père tendrement aimé qui fut un père de remplacement, de la ferme perdue au fond du Nebraska où elle a grandi entourée de chiens et de chevaux, avant de s'envoler pour l'université, puis de grandes villes et des pays étrangers. Elle sent d'ailleurs, qu'après avoir beaucoup bourlingué, il est peut-être temps pour elle de rentrer à la maison. Elle vient de perdre son boulot pour s'être un peu trop impliquée dans la vie de l'un de ses jeunes protégés, maltraité dans sa famille. Par ailleurs, elle est harcelée par un amant historien, qui voudrait absolument consulter les journaux intimes laissés par son arrière-grand-père, botaniste et grand ami des Sioux.
"Il est intéressant de remarquer que nous n'avons jamais respecté un seul traité signé avec les Indiens - que le reste du monde en prenne de la graine !"
Ah, que j'aime ce roman ! Il contient pour moi la quintessence de l'Amérique : de la mégapole aux grands espaces, de la violence de la ville à la sauvagerie de la nature, des turpitudes passées aux bassesses présentes, de la tradition à la modernité, des mythes fondateurs à la peu reluisante vérité d'un passé maquillé, des indiens aux cow-boys. A travers les personnages emblématiques de la famille Northbridge, Jim Harrison revient sur plus d'un siècle d'histoire américaine, de la fin de la Guerre Civile aux années 80, grâce notamment aux carnets de l'incroyable arrière-grand-père, qui tourna le dos à sa foi et à son pays pour prendre fait et cause pour les Sioux. Avec lui, l'auteur se désole du sort qui a été fait aux Indiens auxquels le gouvernement américain n'a cessé de mentir, se parjurant pour leur voler leurs terres, tout comme il s'afflige (comme Edward Abbey avant lui), du sort qui a été fait à la nature sauvage, où des paysages entiers ont été sacrifiés à la cupidité humaine. Peu d'auteurs ont sur leur pays la lucidité de Jim Harrison, qui n'en finit pourtant jamais de lui déclarer son amour. Qui aime bien châtie bien. Et dans le personnage de Michael, l'historien alcoolique et lubrique, il m'a semblé retrouver un double littéraire de l'auteur, hédoniste amateur de femmes, de bonne chère et de bons vins, poète à ses heures, portant sur lui un regard plein d'autodérision. Mais ce roman est aussi une beau portrait de femme libre, une formidable histoire de famille et une réflexion philosophique sur la quête de soi. Son grand charme repose bien sûr sur le style inimitable de l'auteur, mais aussi sur la multitude de personnages baroques et d'animaux malicieux, sur l'alternance de situations loufoques ou dramatiques, et sur le ton chargé tantôt d'ironie et tantôt de poésie, et même d'un doigt d'irrationnel. Un incontournable de la littérature américaine.
"On peut aussi bien rester assis sur ses fesses en attendant que le temps décide à votre place, mais le temps bâcle parfois son travail."
L'avis de Kathel.
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent.
10/18, 1991. - 471 p.