Couleurs de l'incendie - Pierre Lemaître
" Les riches s'enrichissaient, ça aidait les pauvres à patienter, la valeur de l'habileté commençait à remplacer celle du travail."

Pierre Lemaître a donc décidé de donner une suite à son excellent Au revoir là-haut qui lui a valu le Prix Goncourt en 2013, et que j'avais beaucoup aimé, tout comme j'ai aimé l'adaptation ciné qu'en a tiré Albert Dupontel. J'étais donc ravie de me replonger dans cet univers.
On y retrouve la famille Péricourt, ou ce qu'il en reste. Nous sommes en 1927, et le roman s'ouvre sur les obsèques du riche banquier Marcel Péricourt qui réunit tout le gratin de l'époque : ministres, financiers et journalistes. C'est le moment que choisit son petit-fils Paul pour se jeter par la fenêtre, atterrissant sur le cercueil de son grand-père, et offrant au lecteur une scène en miroir de celle qui clôturait le volume précédent. Désormais uniquement préoccupée du sort de son fils, Madeleine Péricourt, rongée par la question de savoir ce qui a pu pousser un enfant de 7 ans à un geste aussi désespéré, abandonne la gestion de la banque à son fondé de pouvoir, comme le lui avait par ailleurs conseillé son père qui ne voyait pas une femme à la tète d'une telle entreprise. Ne mesurant guère la frustration de l'ambitieux Gustave Joubert, qui après avoir consacré sa vie à la banque se serait bien vu en époux de l'héritière, et n'ayant pour tout entourage qu'une trop jolie gouvernante et un ambitieux précepteur, aussi hypocrites l'un que l'autre, Madeleine se laisse aisément manipuler par une triade infernale (finance, presse et politique), et ne va pas tarder à se retrouver dépossédée de sa fortune, de son hôtel particulier et de son confort bourgeois.
Ceux qui ont lu Le Comte de Monte-Cristo retrouveront la même mécanique dans ce roman : un innocent, victime d'une machination ourdie par des jaloux, se retrouve au fond du trou, avant d'en sortir pour mener une impitoyable vengeance. Sauf que là où il était facile de s'apitoyer sur le sort d'un Edmond Dantès, il l'est moins d'éprouver de l'empathie pour une riche héritière ruinée ("une femme qui avait toujours vécu dans un univers où il y avait tant d'argent qu'on ne le voyait plus"), à l'heure où les contrecoups de la crise de 1929 avaient mis à genoux l'économie européenne. Heureusement que le petit Paul est là pour concentrer toute la sympathie du lecteur. L'auteur en profite pour dresser un tableau historico-politique de l'époque : montée du nazisme et du fascisme, magouilles financières et évasion fiscale, fake news et corruption, prouesses technologiques et triomphe de la pub pour faire vendre du vent : où l'on voit que le XXIe siècle n'a rien inventé.
C'est toujours un plaisir de lire Pierre Lemaître, même si je n'ai pas retrouvé dans le deuxième épisode de ce qui est annoncé comme une trilogie tout ce qui m'avait autant enthousiasmée dans le premier. C'est toujours bien écrit, Pierre Lemaître excelle tout particulièrement dans les portraits (l'ouvrier anar, le journaleux aux dents longues, le patron aux doigts crochus, le financier avide, le politicien véreux, la cantatrice narcissique) et les scènes spectaculaires (le concert à Berlin devant les officiels du IIIe Reich est un petit bijou) ; c'est toujours alerte, même si la première partie qui mène à la défaite de Madeleine m'a paru un peu languissante ; c'est toujours aussi bien ficelé mais les ficelles m'ont semblé un peu grosses. Madeleine va se révéler aussi machiavélique dans la vengeance qu'elle fut humiliée par la ruine, et devenir une héroïne bien plus complexe et attachante que sa naïveté initiale ne le laissait prévoir. Il manque cependant à cette histoire ce quelque chose de flamboyant, d'incisif et d'original qui faisait tout le charme d'Au revoir là-haut. Couleurs de l'incendie reste un bon roman populaire, qui emprunte autant au polar qu'à la BD, et se lit très plaisamment.
Albin Michel, 2018. 540 p.