Cette chose étrange en moi - Ohran Pamuk
"Il y a quelque chose d'étrange en moi, répondit Mevlut. J'ai beau faire, je me sens terriblement seul au monde."

Rien de tel que de marcher des heures dans une ville pour l'appréhender et l'apprivoiser, comme le jeune Mevlut va en faire l'expérience. Mevlut est vendeur ambulant, comme son père. C'est avec lui qu'il est arrivé à Istanbul en 1969, fuyant la pauvreté de son village d'Anatolie. Il n'était qu'un enfant de douze ans qui découvrait la vie et la ville. En nous mettant dans ses pas, Ohran Pamuk nous donne à voir l'histoire et la géographie de la capitale turque, ses mœurs et son évolution sur plus de quarante ans. Quarante ans de la vie d'un homme et quarante ans de la vie d'une ville : de l'enfant à l'adulte, au père et au grand-père ; d'une ville de légende à une mégapole moderne qui n'en finit plus de s’étaler à la conquête de ses collines. A travers cet homme et cette ville, le lecteur appréhende l’évolution de la société turque, dans toutes ses contradictions.
"Le monde entier est ennemi des Turcs, mais le plus grand ennemi des Turcs, ce sont les Turcs eux-mêmes."
C'est un roman qui déploie une certaine langueur et qui exige qu'on lui accorde du temps. C'est d'ailleurs plus une chronique du temps qui passe qu'un roman, chronique d'une ville, donc, et chronique d'une famille. Nous découvrons la ville par les yeux du jeune et innocent Mevlut, qui déambule dans les rues avec sa perche sur le dos et ses bidons de boza, cette boisson légèrement alcoolisée et typiquement turque, qui se vend de préférence à la nuit tombée. Et pourtant c'est un roman extrêmement dense, car autour de Mevlut il y a toute sa famille, ses cousins, ses amis, et ses clients. Et comme l'auteur fait intervenir tous les personnages tour à tour, on a un peu l'impression de faire partie de la famille, et de partager leurs joies et leurs tracas, leurs amours et leurs deuils.
Au début, j'ai trouvé le jeune Mevlut un peu falot, dans le genre gentil garçon qui ne sait jamais prendre parti, entre son père et son oncle, entre ses amis nationalistes et ses amis communistes, entre la solitude et la famille. Même son mariage est le fruit d'une confusion entre deux jeunes filles. Cette méprise, annoncée dès le prologue, sert de fil rouge à tout le roman traversé par l'amour profond que porte Mevlut à son épouse, malgré tous les aléas de leur mariage, et se prolonge par une interrogation sur l'écart entre l'intention et l'action. Mevlut, qui marche autant dans sa tête que dans les rues, est un philosophe qui observe la ville qui se transforme au même rythme que sa vie à lui change. J'ai fini par m'attacher à cet homme profondément intègre qui refusera toujours les combines foireuses qu'on lui proposera, et les combines sont nombreuses dans cette ville corrompue, touchant autant l’immobilier que l'électricité ou la vente ambulante.
"Mevlut n’était pas sans penser que sa plus grande force dans la vie, même dans ses plus mauvais jours, c’était son optimisme — un optimisme que d’aucuns taxaient de naïveté —, sa capacité à tout prendre à la légère, à voir les choses du bon côté."
Mevlut le marchand ambulant est aux premières loges pour assister à la croissance et à la modernisation de la ville sous la pression démographique des réfugiés et des paysans venus de l'Est. Autour de lui, l'auteur donne vie à tout le petit peuple d’Istanbul : restaurateurs et vendeurs, femmes de ménage et serveurs, policiers et petits fonctionnaires, et fait vivre tous les quartiers de la ville qui bruissent de vie et se dessinent sous nos yeux, de la place Taksim au Bosphore. On y découvre une société en pleine transformation, écartelée entre tradition et modernité, entre religion et laīcité, entre dictature et démocratie, entre patriarcat et libéralisation des mœurs. A travers tous ces personnages, deux visions différentes du monde s'opposent : il y a ceux qui veulent être riches et ceux qui se contentent d'être heureux. Et pour Ohran Pamuk les deux sont clairement inconciliables. Mevlut incarne le type qui sait s'accommoder de ce qu'il a et y trouver son bonheur.
"Ne pas savoir se satisfaire du bonheur que Dieu lui accordait serait de l'ingratitude."
Le roman d'une ville et d'un homme inoubliable, qui demande un peu de concentration et de patience, mais se révèle bourré de charme.
Traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy.
Gallimard, coll. Du monde entier, 2017. - 688p.