Les fantômes du vieux pays - Nathan Hill
"Quel que soit le problème que tu rencontres dans la vie, il a un équivalent dans les jeux vidéo, et c'est un de ces quatre-là: ennemi, obstacle, énigme ou piège. Rien d'autre."
Si Samuel Anderson, professeur de littérature à l'université de Chicago, ne passait pas tous son temps libre à jouer à des jeux vidéo en ligne, il aurait découvert en même temps que tout le monde qu'une femme avait agressé un sénateur républicain dans un parc de la ville. Or, cette femme, que les médias se sont empressés de surnommer Calamity Packer (du nom du sénateur en question) n'est autre que sa propre mère, Faye, qui l'a abandonné vingt ans plus tôt. Pressé par son éditeur, qui a renoncé à la littérature au profit du marketing, de rendre le livre pour lequel il a touché une confortable avance des années plus tôt, Sam va proposer d'écrire une biographie de sa mère, devenue malgré elle une figure médiatique de premier plan, occasion pour lui de découvrir la vie de cette femme dont il ne sait rien et de se replonger dans son propre passé.
"De temps en temps, il se prenait à imaginer que sa vie était une Histoire dont vous êtes le héros, et que le dénouement heureux n'était qu'une question de décisions judicieuses."
Par une série d'aller-retours entre les années soixante, quatre-vingt et deux mille, nous faisons ainsi connaissance avec une jeune femme sensible, studieuse et solitaire, malheureuse dans le monde où elle vit, dont elle déteste les règles et les injustices, pour qui la poésie d'Allen Ginsberg, qu'elle lit en cachette, est une bouffée d'air frais qui libère son âme de toutes les entraves que sa famille a créées, et qui ne rêve que de quitter son Iowa natal pour aller étudier à l'université de Chicago. Elle y débarquera en plein milieu des émeutes de 1968 et y vivra quelques semaines qui bouleverseront sa vie à jamais, et qui éclaireront d'un jour nouveau le geste absurde commis en 2011.
"Quand elle regarde derrière elle, tout ce qu'elle voit, c'est ce vieux désir familier de solitude. De se libérer du regard des gens, de leurs jugements et leurs inextricables imbroglios."
L'histoire de Faye sert de prétexte à l'auteur pour bâtir une vaste fresque qui retrace cinquante ans de l'histoire américaine, de l'expansion à la crise économique, en traçant des parallèles d'une époque à l'autre : de la guerre du Vietnam à la guerre en Irak, de la contre-culture des années soixante à Occupy Wall street, de la routine monotone d'une petite ville industrielle noyée dans les fumées d'usine et les commérages de voisinage à la vie ennuyeuse d'une banlieue formatée sur le modèle de l'american dream, du consumérisme débridé à la cupidité assumée, de la rebellion à la soumission. La libéralisation des mœurs dans les années soixante va faire voler en éclats tous les interdits et les règles qui pèsent sur la jeunesse, avant de les réinventer bien plus tard dans une société hyper réglementée qui craint plus que tout les procès. Où l'on voit que les révolutionnaires d'hier sont devenus les opportunistes d'aujourd'hui, troquant sans vergogne idéalisme contre cynisme, et où le geste de Faye incarne la dernière et molle révolte d'une génération qui a trahi ses idéaux.
"Qu'est-ce qui est vérité ? Qu'est-ce qui est mensonge ? Au cas où tu n'aurais pas remarqué, le monde a à peu près abandonné le concept des Lumières selon lequel la vérité se construit sur l'observation du réel. La réalité est trop complexe et trop effrayante pour ça. C'est beaucoup plus facile d'ignorer tous les faits qui ne vont pas dans le sens de nos idées préconçues et de ne voir que ceux qui les confirment."
J'ai été bluffée par ce premier roman, par sa construction, par son humour incisif, par la multiplicité des thèmes qu'il aborde. Il se situe quelque part entre Pastorale américaine de Philip Roth et Le déclin de l'empire Whiting de Richard Russo. Certains chapitres sont ciselés comme de véritables petites nouvelles (mention spéciale au chapitre écrit en une seule phrase, où un joueur accro aux jeux vidéo décide de sacrifier tous ses avatars pour se forcer à décrocher, au moment même où il est en train de faire une embolie pulmonaire). L'auteur réussit l’exploit de revisiter cinquante ans de l'histoire récente des États-Unis, tout en dessinant un tableau kaléïdoscopique de l'Amérique contemporaine, comme un zoologiste observerait un écosystème en voie de décomposition. Et si les dernières lignes restent optimistes, c'est d'un optimisme qui semble un peu forcé, quand on a lu tout le reste. Un très grand roman.
The Nix, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Mathilde Bach.
Gallimard, coll. "Du monde entier", 2017. - 703 p.
Et ce roman illustre l’Illinois pour le défi 50 états en 50 romans.