L'énigme Tolstoïevski - Pierre Bayard
"Nous ne sommes pas un être divisé en parties distinctes, nous sommes plusieurs personnes qui se battent ou parfois s'unissent, et c'est cette division qui nous fait tant souffrir."

Comment résister à un tel titre où s'exprime la quintessence d'une oeuvre qui mêle à plaisir fiction et critique littéraire ? Dans son dernier essai, Pierre Bayard, qui est à la fois professeur de littérature et psychanalyste, se propose de répondre à cette question "Pourquoi suis-je plusieurs ?" en analysant les romans d'un écrivain fictif qui serait à la fois l'auteur de Guerre et paix et de Crime et châtiment, d'Anna Karénine et des Frères Karamazov, de La Sonate à Kreutzer et de L'idiot.
Le constat de départ est double : chacun de nous serait multiple, constitué de plusieurs personnalités, et les théories freudiennes qui fondent la psychanalyse ne suffisent pas à expliquer cette complexité. Pour Freud, le psychisme est un assemblage de trois instances : le Ça, le Moi et le Surmoi, le Moi étant écartelé entre le Ça pulsionnel et le Surmoi régulateur. Pierre Bayard entreprend de démontrer sa propre hypothèse en utilisant des textes littéraires et en les analysant par le biais de la théorie des personnalités multiples, une théorie bien moins connue en France qu'aux Etats-Unis, où elle n'est cependant envisagée que sous son versant pathologique. En scrutant les personnages tolstoievskiens sous la lentille de son microscope critique, Bayard montre que nous sommes tous des personnalités multiples. Nous en avons vaguement conscience chaque fois que nous déclarons : "je ne sais pas ce qui m'a pris", ou "je ne me reconnais pas". Voilà comment dans la passion amoureuse on peut aimer puis désaimer, aimer tout en haïssant, parfois même aimer passionnément deux personnes à la fois. Nos multiples personnalités communiquent mal entre elles, générant de douloureux conflits intérieurs susceptibles de conduire à la violence et à la culpabilité ou de se résoudre dans le suicide, la quête de Dieu ou l'empathie. Au passage Bayard démonte un autre concept freudien, celui de la pulsion de mort. Comment expliquer, en effet, le mal que nous nous faisons parfois à nous-mêmes, sinon par l’intrusion d'un autre ?
"Tout se passe ainsi, dans cette irruption de la violence, comme si une personnalité, que l'on pourrait appeler personnalité dominante, prenait un temps le pas sur l'autre, que l'on pourrait appeler dominée. De ce fait, la personnalité que les interlocuteurs sont habitués à fréquenter devient méconnaissable, puisqu'elle laisse apparaître pendant un temps plus ou moins long, avant que l'ouverture ne se referme sur l'hôte secret, un autre que soi-même."
Pierre Bayard, qui met son essai sous le patronage de Borges, cité en exergue et qui a lui-même beaucoup mélangé la critique et la fiction, crée une facétie malicieuse qui contient pourtant une brillante démonstration mêlant avec bonheur analyse littéraire et étude psychologique, puisque l'auteur part du principe qu'il est possible d’étudier le psychisme humain par le biais de la littérature. Toute la facétie repose bien évidemment sur le fait que l'on ne peut pas trouver deux auteurs à la fois aussi proches dans le temps et dans l'espace, et aussi différents dans leurs œuvres, leurs vies et leurs visions du monde que Tolstoï et Dostoïevski. Pourtant Bayard arrive à trouver une multitude de points de convergence entre leurs deux œuvres, toutes deux riches en personnages victimes de discordances intimes. Son essai, qui pourrait être une ironique réponse à celui de Georges Steiner, Tolstoï ou Dostoïevski ?, pousse la malice jusqu'à ne jamais nommer aucun de ces deux auteurs, même pas en note de bas de page quand il cite ses sources1, à tel point que le lecteur finit par avoir la tête qui tourne à se demander qui a écrit quoi. Et cette déstabilisation du lecteur n'est pas le moindre des charmes de cet essai qui sème le trouble tout en jouant sur le contraste entre ces deux écrivains :
"Aussi sommes-nous conduits à évoquer la figure du double quand nous tentons de concilier le Tolstoïevski joueur invétéré dilapidant sa fortune et le propriétaire terrien désireux de transformer les conditions de vie de ses serfs et donner à leurs enfants, par l'éducation, les moyens d'une vie meilleure."
Là où le propos devient carrément drôle c'est quand Bayard imagine toutes les conséquences sociales de sa théorie : nous devrions renoncer au "je" et au "tu", au profit du "nous" et du "vous" (sachant que nos interlocuteurs sont aussi multiples que nous le sommes), réclamer en conséquence un multiple droit de vote, voire l'acquittement en cas de crime au prétexte que "ce n'est pas moi, c'est mon double".
Mais derrière le jeu, le paradoxe et la mystification, Pierre Bayard éclaire d'un jour nouveau notre relation à nous-mêmes et la résolution de nos conflits intérieurs. Et je trouve qu'il n'y a pas de plus bel hommage à la littérature (et aux études de lettres) que de nous démontrer que par le biais de la fiction on peut comprendre l'humain et apprendre à vivre avec soi-même et avec les autres.
Pierre Bayard, L’Énigme Tolstoïevski, Minuit, « Paradoxe », 2017. - 169 p.
--------
1. Je ne vous cache pas que la documentaliste que je suis, pour qui un texte sans auteur clairement identifié est un sacrilège, et qui a beaucoup lu ces deux auteurs dans sa jeunesse, a un peu grincé des dents, avant de s'abandonner totalement au vertige du doute.