La Chambre des époux - Éric Reinhardt
"Il faudrait toujours se comporter, quelles que soient les circonstances, de manière à devenir nostalgiques. C'est-à-dire produire de la beauté. Quelles que soient les circonstances, coûte que coûte, objectif obsessionnel, produire de la beauté. Même avec un cancer. Surtout avec un cancer. La beauté du présent, d'être ensemble, de se battre, de s'aimer."

Tous ceux qui me connaissent devaient bien se douter que le premier roman de cette rentrée littéraire sur lequel j'allais me jeter serait celui d'Éric Reinhardt, qui n'a rien publié depuis 2014 et dont la prose commençait à me manquer. Et je peux vous dire que ça valait vraiment le coup d'attendre, tant je me suis délectée de ce bref mais intense roman, construit comme un astucieux jeu de miroirs, et qui affirme haut et fort que l'art se nourrit de la vie et que la vie se nourrit de l'art.
Le roman commence comme un récit. En 2007, alors qu'il est en train d'écrire Cendrillon, Éric Reinhardt apprend que son épouse souffre d'un cancer du sein à évolution rapide. Margot (un personnage qui traverse l'œuvre d'Eric Reinhardt depuis Demi-sommeil), terrifiée à l'idée de mourir et de laisser ses enfants orphelins, demande à son mari de finir son roman au plus vite, portée par une forme de pensée magique : si le livre est publié en septembre, elle guérira. La littérature contre la mort. Transcendé par ce défi, le romancier rédige 300 pages en trois mois, lisant chaque soir à sa femme son travail du jour. Pendant qu'elle se bat contre le cancer dans de douloureuses séances de chimiothérapie, il se bat avec ses mots. La nécessité d'accompagner sa femme dans son épreuve met le romancier dans un état d'incandescence qui donne naissance à ce magnifique roman qu'est Cendrillon (un roman qui court en effet à toute vitesse, et que je considère comme le chef d'œuvre de Reinhardt). En septembre, le roman est publié et connait un grand succès, le cancer de Margot est en rémission. Suite à une rencontre avec une autre femme, également guérie d'un cancer et rayonnante de vie, le romancier conçoit une idée de roman qui lui permettrait de raconter cette histoire par le biais de la fiction, un roman dont le héros Nicolas serait un musicien composant jour après jour une symphonie pour sa femme Mathilde qui se bat contre le cancer. La Chambre des époux tourne ainsi à la fiction où le "il" remplace subtilement le "je" et où le couple Éric-Margot cède la première place au couple Nicolas-Mathilde, mais jamais complètement, car l'auteur prend un malin plaisir à égarer son lecteur en brouillant constamment les lignes entre réel et fiction.
"... c'est ainsi qu'à mon avis on peut aussi entendre l'amour, comme une alliance, une équipée une agrégation de désirs et d'ambitions, d'énergie, de puissance, pour faire front ensemble contre tout ce que la vie peut nous opposer de dur et d'escarpé..."
On pourrait penser qu'il y a une certaine indécence à se mettre ainsi en scène dans sa vie la plus intime, mais pour moi ce n'est pas le sujet, parce qu'Éric Reinhardt aborde dans ce roman un thème universel : la maladie, et la façon dont il mêle aussi habilement le réel et la fiction dans la seconde partie nous met au défi de démêler ce qui relève du vécu et ce qui ressortit à l'imaginaire. Ce procédé lui permet d'évoquer les répercussions de la maladie sur le couple, tout en exorcisant cette angoisse tout aussi universelle : l'hypothèse de la disparition de l'être aimé. Par ailleurs, il nous montre concrètement que tout roman mêle intimement du vrai et du faux, du vécu et de l'inventé, du réel et du fantasme. Et j'avoue que je suis positivement amoureuse de cette plume (Éric Reinhardt pourrait demain se mettre à écrire des recettes de cuisine que je le lirais avec la même avidité) si poétique et si analytique, mélange de narcissisme et d'auto-dérision, qui décortique avec la plus grande précision les replis de son âme endolorie, quand il réalise qu'il a constamment fui l'idée que sa femme, grand amour de sa vie, pourrait mourir et disparaître à jamais. Il nous fait pleurer et nous fait rire, parfois dans le même mouvement, et nous enchante avec ses phrases ciselées comme des bijoux d'orfèvrerie, si exactement rythmées, si parfaitement construites, si délicatement enroulées sur de malicieuses digressions.
"... je savais que je ne perdrais jamais le contact avec une certaine beauté du monde sensible et de l'existence, que je saurais toujours reconnaître au-dessus de ma tête les splendeurs d'un ciel crépusculaire d'octobre, ou sous mes yeux dans la rue l'enchantement d'un joli pied cambré..."
Un très beau roman, en forme de déclaration d'amour à une femme et à l'art, qui affirme que seuls l'amour et la beauté sont susceptibles de transcender nos tristes vies humaines.
Éric Reinhardt sera au Forum Fnac Livres samedi 16 septembre (et moi aussi, donc !)
Le joli billet de Delphine.
Gallimard, coll. Blanche, 2017. 176 p.