Guerre et paix - Léon Tolstoï

Publié le par Papillon

"Vis tant que tu seras vivant : demain, qui le sait, tu mourras comme j'aurais pu mourir il y a une heure. Pourquoi tant se tourmenter quand on pense à ce qu'est notre existence en comparaison de l'éternité."
 

 

J'ai lu Guerre et paix à l'âge de seize ou dix-sept ans, et je gardais un souvenir si émerveillé de cette fresque historique que j'ai mis longtemps avant de me décider à la relire, de peur que le charme de la lecture adolescente ne fut perdu à jamais. J'ai rouvert ce livre avec les battements de cœur de celui qui revoit un amour de jeunesse, mais dès les premières lignes la magie a opéré, et en voyant apparaître tous ces merveilleux personnages, j'ai eu l'impression de retrouver des amis perdus de vue depuis longtemps mais jamais oubliés, tout comme est revenu intact mon béguin d'adolescente pour le prince André, ce bel aristocrate à la fois arrogant et insatisfait, qui incarne pour moi l'éternelle quête d'absolu du héros romantique.

Et je me heurte maintenant à cette difficulté de vous expliquer pourquoi j'aime autant ce roman quarante ans (gloups !) après ma première lecture, et pourquoi c'est un monument sur lequel tout le monde devrait se jeter séance tenante, et qu'il serait dommage de réduire à sa seule dimension historique, même si elle est très présente, car c'est une oeuvre excessivement romanesque qui se fait tour à tour peinture sociale, analyse psychologique ou quête philosophique, une oeuvre qui interroge le sens de l'histoire et le sens de la vie, et la place de l'homme dans l'histoire. Et donc, si ce billet est très long, c'est qu'il est à la mesure de mon amour pour ce bouquin.
 

 

Côté fresque historique, Guerre et Paix nous transporte dans la Russie tsariste au temps des guerres napoléoniennes et se déroule sur les quinze ans qui ont vu la gloire et la chute de Napoléon. Tout commence en 1805 alors que Bonaparte vient de se faire couronner empereur et de conquérir l'Italie. Face à lui s'arme une coalition des grands pays européens qui va de l'Angleterre à l'Autriche et tente de limiter ses ambitions expansionnistes. Ce "monstre corse qui détruit le repos de l'Europe" est l'objet de toutes les conversations dans les salons de Pétersbourg et de Moscou, les deux capitales russes, où l'on se prépare à la guerre. Tout au long du roman, Tolstoï fait ainsi très habilement alterner les scènes de guerre et les scènes mondaines, et se mêler grande et petite histoire, en faisant se croiser des personnages historiques et des êtres de fiction. D'un côté, il nous emmène sur les champs de bataille (Austerlitz et Borodino), et dans les cabinets des généraux, de l'autre, il nous nous fait entrer dans les salons et les jardins de la grande aristocratie russe ; d'un côté, les boulets de canons, de l'autre, les dialogues ciselés. A la guerre, des soldats se battent, doutent, ont peur, s'interrogent et intriguent pour les meilleurs places, les récompenses et les décorations ; à l'arrière, c'est la paix, on danse, on joue aux dés et aux cartes, on boit du champagne, et l'on intrigue pareillement, on cherche des maris riches pour les filles sans dot et des postes avantageux pour les garçons sans fortune. Dans les salons comme sur le champ de bataille se joue la même comédie sociale pour gagner les faveurs des puissants, on est y généralement plus motivé par l'ambition et la cupidité que par l'intérêt général.
 
Si, sur le champs de bataille, Tolstoî n'échappe pas à une certaine vision romantique de la guerre (ah ! ces magnifiques et indomptables hussards qui s'élancent sur leurs fringants destriers au milieu de la fumée des canons...), il ne néglige pourtant ni son côté absurde, quand la victoire échappe toujours à tous les plans, ni son côté sauvage avec des milliers d'hommes s'affrontant dans le brouillard, ni son côté dramatique avec des milliers de morts et de blessés qui agonisent dans la solitude, ni son côté sordide avec les soldats qui crèvent de faim, volent et pillent, ni son côté tactique et politique avec la rencontre en grandes pompes de deux empereurs, ni son aspect tragique : "on éprouvait le sentiment de cette distance indéfinissable, menaçante et insondable, qui sépare deux armées ennemies en présence. Qu'y a-t-il à un pas au-delà de cette limite, qui évoque la pensée de l'autre limite, celle qui sépare les morts des vivants ?... L'inconnu, la souffrance, la mort ?" 
 
Et pendant ce temps, dans les salons de l'aristocratie, où l'on s'exprime de préférence en français et où plane l'ombre tutélaire de la Grande Catherine, une société ultra raffinée et un brin décadente mène une vie fastueuse, oisive et futile, une société dont était issu Tolstoï lui-même et qu'il connaissait bien, et sur laquelle il porte un regard moqueur et sans complaisance. Et l'on comprend, en le lisant, pourquoi les russes ont fini par faire la révolution, quand on voit ces riches aristocrates dilapider allègrement dans une vie de luxe et de débauche un argent qui provient du labeur de leurs serfs (oui, mon âme de révolutionnaire s'est réveillée !) Mais ces gens, si bien nés qu'ils soient, sont animés de passions banalement humaines : amour, ambition et cupidité. Il y a des sots et des vaniteux, des tendres et des velléitaires, des intrigants et des roués 
 

 

Car, côté fresque romanesque, c'est avec le même talent, avec le même sens du détail et avec beaucoup d'humour, que Tolstoï met en scène, ce qu'il appelle "la fourmilière de la vie". Toute l'histoire se concentre autour de deux grandes familles, les Rostov et les Bolkonski, deux familles d'aristocrates qui vont être impliquées de près ou de loin dans les orages de la guerre, et autour desquelles gravitent une kyrielle de personnages secondaires qui illustrent une quantité de profils humains. Tout un microcosme se déploie au fil des pages sous nos yeux : on y aime, on y pleure et on y meurt. Et on ne peut imaginer de familles plus différentes que ces deux-là. La famille Rostov est toute en bienveillance et en tendresse, en joies, en plaisirs et en laisser-aller, tandis que la famille Bolkonski est totalement soumise à la tyrannie du père, un vieillard acariâtre, et à l'adoration de Dieu, tout n'y est que rigueur, contrainte et tristesse. Un contraste qui s'incarne en la figure du sombre prince André Bolkonski et en celle de la lumineuse, gaie et passionnée Natacha Rostov, le feu follet de l'histoire. Et c'est le comte Pierre Bezoukhov qui fait le lien entre ces deux familles, un personnage de bon gros un peu pataud, dans lequel il semble que Tolstoï ait mis beaucoup de lui-même.
 
En observateur avisé de la comédie humaine, l'auteur déploie une magnifique galerie de portraits : le ténébreux prince André, toujours malheureux, Pierre Bezoukhov, généreux et désarmant, l'impertinente et belle Natacha, Nicolas l'impulsif un peu naïf, la vénéneuse Hélène, la sotte Véra, la douce Sonia, l'intrigant Basile, l'obséquieux Boris, le prodigue comte Rostov, l'autoritaire prince Nicolas, la dévouée Marie, quelques langues de vipères, quelques escrocs, et beaucoup d'autres qui gravitent autour de ceux-là et que l'on croise dans les salons ou sur les champs de bataille. Mais Tolstoï ne tombe jamais dans la caricature, au contraire, il fait souvent preuve de beaucoup de psychologie pour expliquer le comportement de ses personnages, envers lesquels il fait même preuve parfois de malice (quand il se moque des imbéciles). Sur cette masse, tranchent Pierre Bezoukhov et André Bolkonski, tous deux en proie à une douloureuse quête existentielle.
 

 

La dimension philosophique du roman apparaît dans cette question récurrente du sens de la vie "Quel est le but de l'existence ? Pourquoi vit-on ? Que fait-on en ce monde ? se demandait-il avec stupeur mille fois par jour." C'est l'objet des grandes discussions qu’entretiennent Pierre et André, deux personnages complémentaires et si différents. Faut-il vivre pour soi (André) ou pour les autres (Pierre) ? Faut-il chercher consolation en Dieu (Pierre) ou pas (André) ? Ces deux hommes vont chercher à donner un sens à leur vie en se livrant à diverses expériences : la débauche et les plaisirs pour l'un, la gloire militaire pour l'autre, Dieu et la philanthropie maçonnique pour le premier, la gestion de ses terres et la rédaction d'un nouveau code miltaire pour le second, l'amour d'une femme pour les deux. Mais souvent nos actes ne sont pas conformes à nos rêves et à nos espérances. Ainsi, André qui pense qu'il faut vivre pour soi est celui qui s'implique pourtant le plus dans les affaires humaines, de la guerre au ministère, et en maître libéral, il libère une partie de ses serfs, alors que Pierre l'idéaliste ne parvient jamais à concrétiser ses idées philanthropiques et mène une vie oisive, dilapidant son intelligence, son temps et ses talents. André est l'exemple de celui qui agit et Pierre de celui qui subit sa vie.
 
Mais ce qui frappe tout au long du roman, c'est le profond fatalisme de Tolstoï : "les événements n'arrivent pas selon notre volonté et ne se règlent pas d'avance comme une parade !". Il s'interroge constamment sur la place de l'homme dans l'histoire, et la question du libre arbitre face à des événements qui nous dépassent. La guerre est l'occasion de montrer combien tous les plans et toutes les stratégies échouent devant des contingences banales et totalement imprévisibles. Les Russes ont très peur de Napoléon auquel ils attribuent des super pouvoirs, la campagne de Russie va démontrer au monde que le génie militaire ne résiste pas à l'hiver russe. "On ne les qualifie ainsi de « génies » que parce qu’ils ont l’éclat et le pouvoir, et qu’une foule de pieds-plats à genoux comme toujours devant la puissance leur prêtent les qualités qui ne sont pas celles du génie véritable". Pour Tolstoï, le libre-arbitre n'existe quasiment pas, l'homme n'est qu'un jouet dans la main du destin, et plus on est haut placé dans l'échelle sociale, plus on a apparemment de pouvoir, moins on est libre.
 
Il y a pourtant dans ce roman quelques moments d'une grâce infinie. Le prince André blessé à Austerlitz s'écroule sur le sol, et face au ciel immense et d'un bleu intense, il comprend qu'il existe quelque chose qui dépasse toutes les misères humaines et qui peut rendre heureux : "Comme les nuages glissent paisiblement, pendant que nous sommes là, à courir, lutter et crier. Pourquoi n'avais-je encore jamais remarqué la profondeur du ciel ? Comme je suis heureux d'avoir découvert cela. La guerre, la gloire, toutes ces choses auxquelles j'aspirais tant n'ont plus aucun sens. Tout est vanité, tout est tromperie, hormis l'immensité du ciel." Il n'existe peut-être que deux choses qui soient susceptibles de transcender la destinée humaine : l'amour et la beauté.
 

 

Et que dire de la plume de Tolstoï ? Il excelle dans tout, autant dans les grands scènes de batailles portées par un étonnant souffle épique, que dans les dialogues ou les scènes plus intimistes. C'est incroyablement vivant, animé, visuel, à croire qu'il a lui-même assisté à ces réunions mondaines et à ces conseils de guerre. Il a un réel talent de peintre pour donner vie à une scène en quelques coups de pinceaux et en plaçant le détail juste au bon endroit. Il y a ainsi tout au long du roman une série de scènes très intenses et très réalistes qui sont comme autant de tableaux inoubliables : le duel, la mort du comte Bezoukhov, la partie de cartes, le bal, la chasse, une sortie en traineau, l'incendie de Smolensk... Et l'on entend sans cesse la voix de l'auteur qui nous ravit avec ses commentaires sur les personnages (réels ou imaginaires). 
 
Ce roman est un tourbillon d'aventures, d'émotions, de rebondissements. Un bouquin fabuleux, un plaisir de lecture total et un chef d'oeuvre absolu, que je range, vous l'aurez compris, parmi les indispensables. Ne vous laissez pas impressionner par les 1500 pages (qui s'avalent avec bien plus de facilité que 150 de pas mal de romains contemporains), ni par la guerre que Tolstoï transforme à merveille en objet romanesque, ni par la kyrielle de personnages qui deviendront bien vite vos amis les plus chers. Si vous avez aimé Le Comte de Monte-Cristo, Les Grandes espérances, ou  la saga des Jalna, vous ne pourrez qu'adorer Guerre et paix.
 
Et en plus, le texte est disponible en ligne : 
 
Traduit du russe par Irène Paskévitch .
Hachette, 1901 (1e éd. 1865-1869). - 1572 p.
 
Et c'était, bien sûr, mon pavé de l'été.

 

 

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B
Bjr , j'ai lu Silo l'intégrale donc je devrais y arriver mais je cherche a acheter une version de collection et la je butte sur le nombre de Tome ! Dans les annonces je vois de tout et je voudrais donc connaitre le nombre de tomes qu'il y a dans la version intégrale . <br /> Cordialement .
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A
J ai la première version de guerre et paix et dans cette version le prince Andrei ne meurt pas. Il est blessé et assiste à la boucherie d Anatol ( le frère d Hélène) . il se remer petit à petit ses blessures , elle n empirent pas du moins et apprenons qu il est complètement guérri puisque il célèbre la fin de la guerre à Paris avec le petit frère de Natasha qui lui aussi n est pas mort et qui d ailleur n a pas été blessé
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K
Quel beau billet! J'aime au ssi Guerre et Paix d'amour. Je me retrouve tout à fait dans tes impressions. Quelle plume, quel roman... et ces traits d'humour... j'adore.
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P
Oui, il y a tout ce qu'il faut dans ce roman : l'histoire, les personnages, la plume et les clins d’œil de l'auteur.
L
Je prends enfin le temps de lire ton magnifique billet sur ce livre qui me fait envie depuis très longtemps. J'espère pouvoir enfin le découvrir (après deux tentatives, mais c'est la faute de mon emploi du temps, pas de Tolstoï).
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P
C'est vrai qu'il faut du temps pour se lancer das ce monument, mais ça en vaut vraiment la peine !
Z
Très très beau billet et on sent toute la passion que tu as pour ce roman... au point de me faire douter de mon complet désamour pour lui. Les considérations philosophiques de Tolstoi m'ont ennuyée à un point, pffff. A part Andrei mon chouchou, la plupart des personnages m'ont irritée, surtout Natacha que j'ai trouvée franchement cruche. Il faudrait vraiment un miracle pour que je ressente le coup ;-)<br /> J'ai regardé la série BBC et perso, j'ai trouvé encore moins intéressant que le roman, le rythme lent alors que plein de scène sont coupées, le casting moyennement convaincant... mais ma lecture m'a peut-être influencée et je serais curieuse de connaitre ton avis de fan tolstoienne...
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P
Oh,je l'aime moi Natacha, elle est adorable je trouve. Et très jeune au début, ce qui explique son enthousiasme. Tous les personnages me paraissent intéressant pour une raison ou pour une autre. J'hésite à regarder la série BBC justement, parce que les acteurs ne me semblent pas coller avec les personnages du roman...
B
Tu me donnerais bien envie, mais j'ai déjà eu un peu de mal avec Anna Karénine ... Mais je note que, dans les commentaires, tu précises que celui-ci ne t'avait pas fait autant impression.
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P
Je n'ai pas aimé Anna Karénine et n'aurais pas envie de la relire, alors qu'il y a dans Guerre et paix un incroyable souffle romanesque.
L
Même situation , je crois bien l'avoir lu il y a ......40 ans et il fait partie des livres que je voudrais relire , si ce n'est cet été , l'année prochaine... sans doute. En tout cas contente de voir qu'il est bien à relire :)
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P
Il faut un peu de temps, mais oui ça se relit très bien.
P
Moi, c'est le côté Mille cinq cents etc pages qui m'effraie, si tu vois ce que je veux dire. Je ne pense pas tenir sur cette longueur, même si l’œuvre est exceptionnelle.
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P
Si tu n'es pas fan de pavés, en effet, ça va être compliqué ; -)
N
Encore un truc que je partage avec Delphine : je n'ai pas lu Guerre et Paix. Et tu sais quoi ? Ton billet me donne envie d'aller illico presto me le procurer et de réparer cette lacune presque impardonnable.
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P
Je vous envie presque de ne pas l'avoir encore lu : un trésor à découvrir quan l'occasion se présentera!
G
Mais quel billet magnifique papillon, j'espère que des lycées qui devront le lire tomberont sur ton blog et se jetteront ensuite sur le roman. Bravo bravo<br /> J'aime tout dans ce que tu écris, en général la période des guerres napoléoniennes est assez ennuyeuse en littérature, j'ai des souvenirs douloureux de descriptions qui se voulaient épiques et qui étaient caricaturales. C'est vrai que c'est un livre qui fait peur par sa densité, sa longueur ses multiples protagonistes et ses sujets; je reconnais que je crains de m'y lancer et de ne pas arriver au bout (mais ça c'était avant).<br /> Et je suis d'accord avec toi et Tolstoï, les seules choses vraiment qui peuvent sauver une certaine vision de soi et de la vie, ce sont la beauté et l'amour. Encore Bravo, quel plaisir de revenir sur la blogo et de lire de tels billets.
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P
Merci Galéa, tu me fais très plaisir. J'espère que je vais donner envie de le lire, c'est un roman remarquable. Il évite tous les travers de bien des romans historiques, notamment les longues descriptions. Il se moque d'ailleurs beaucoup des historiens et de leur manière de vouloir tout expliquer de façon rationnelle, alors que la victoire ou la défaite sont totalement irrationnelles, selon lui. Il y a pas mal de passages tellement exaltant que je n'arrivais plus à le lâcher!