Le Bureau des Jardins et des Étangs - Didier Decoin

Publié le par Papillon

"Les dieux avaient créé le néant  pour persuader les hommes de le combler. Ce n'était pas la présence qui régulait le monde, qui le comblait : c'étaient le vide, l'absence, le désempli, la disparition. Tout était rien."
 

 

On ne vantera jamais assez le pouvoir de la littérature de nous faire voyager dans le temps et dans l'espace, ou à travers une multitude de sensations. C'est le cas avec ce délicieux roman qui fait revivre pour nous le Japon du Moyen-âge, dans toute la richesse de ses traditions.

On y fait la connaissance de Katsuro, modeste pêcheur du village de Shimae. Modeste, mais talentueux, car Katsuro a le don d'attraper les plus belles carpes de la rivière Kusagawa, un talent qui a fait de lui l'un des fournisseurs officiels du Bureau des Jardins et des Étangs, l'administration chargée d'approvisionner les étangs des temples. Cette prestation vaut au village de Shimae d'être exempté de taxes, et d'être connu jusqu'à la cour impériale de Heiankyo. A la mort de son mari, qui s'est noyé dans sa chère rivière, Miyaki se sent donc obligée de reprendre le flambeau, par fidélité à la mémoire de Katsuro et par obligation vis-à-vis des villageois. Elle va donc accomplir seule le voyage à pied jusqu'à la capitale pour livrer au Bureau des Jardins et de Étangs les dernières magnifiques carpes capturées par un époux tendrement aimé. Il va lui falloir traverser forêts, montagnes et vallées avec une perche sur les épaules qui supporte les deux nacelles contenant huit carpes, dont il est important qu'elles arrivent fraîches et disposes à la capitale. Ce voyage sera l'occasion d'une communion spirituelle avec son époux qui lui a bien souvent raconté ce voyage et dont la pensée ne la quitte jamais.
 
"Il y a toujours du sens à continuer d'agir comme on doit, dit Togawa Shinobu, même si l'on croit que cela ne sert plus à rien."
 
J'ai beaucoup aimé l'atmosphère de ce roman en forme de conte et en forme de boucle, qui nous restitue toute l'âme d'un Japon disparu, et nous emmène des modestes demeures d'un village rural aux dorures rutilantes du Palais Impérial, d'une vie d'une grande simplicité à un art de vivre d'un suprême raffinement, de la frugalité à l'abondance. Aller de l'un à l'autre ne sera pas sans danger pour Miyaki, son voyage sera aussi riche en découvertes qu'en humiliations. Mais elle se sent investie d'une mission, et rien ne l'en détournera, avançant pas à pas avec détermination, malgré le fardeau qui lui scie les épaules, puisant son courage dans le souvenir des caresses que lui prodiguait son mari.
 
"Car la plus infaillible des certitudes est précaire, inconsistante, douteuse. Ce qui parait encore vrai ce matin sous la pluie sera peut-être un mensonge lorsque le nuage sera passé."
 
C'est un roman sur le deuil, sur la perte irréparable autant que sur la beauté à la fois éternelle et périssable de la nature et de ses richesses, sur l’impermanence des choses et la fugacité de la vie, sur l’impossibilité de retenir tout ce qui importe : la beauté, l'amour, la vie. Et pourtant c'est un roman délicieux et malicieux. La plume de Didier Decoin est magnifique, très sensuelle et évocatrice, teintée d'un érotisme délicat, extrêmement précise et ciselée pour faire revivre un monde qui n'est plus mais continue de nous enchanter. Il parvient à nous plonger dans un monde de fragrances raffinées, de subtiles sensations et de diffus gazouillis. Délicatesse et grossièreté sa croisent dans un monde qui se fait tour à tour brutal ou gracieux. Un petit bijou enivrant à savourer avec délectation.
 
"Mais il n'était pas désagréable de rêver à des cibles inaccessibles, ces songeries dirigées remplaçant avantageusement au moment de s'assoupir le chaos des idées sans queue ni tête."
 
Stock, 2017. - 385 p.
 
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A
Normalement j'aurais dû me précipiter sur ce roman depuis sa parution, Japon oblige, Japon médiéval en plus, mais j'avais quelques réticences du fait que l'auteur n'était pas Japonais, haha ! J'ai tort de me priver visiblement. En tout cas, je suis de plus en plus curieuse de ce livre.
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P
L'auteur a dit quelque part qu'il avait mis dix ans à écrire ce livre, tant il s'est documenté. Le résultat est vraiment réussi, on ne sent pas la documentation mais l'atmosphère est vraiment bien rendue. J'y ai vraiment retrouvé le charme de la littérature d'époque.
A
J'ai adoré cette magnifique plongée dans le Japon médiéval !
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P
Quelle atmosphère ! On s"y croirait.
E
Un auteur que je n'ai jamais lu, mais une collègue m'a recommandé ce livre...et quelle magnifique couverture!
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P
Tu peux faire sa connaissance avec ce roman : il le mérite !
V
j'aime beaucoup Didier Decoin et ça fait longtemps que je ne l'ai plus lu ! Tu (re)donnes envie!
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P
Tant mieux ! C'est un bouquin délicieux.
J
Decoin est un vrai conteur, un écrivain comme on n'en fait plus !
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P
Et il écrit vraiment très bien, c'est un plaisir à lire.
D
il m'attend sur mon étagère mais j'attends le bon moment, celui où l'envie devient forte et où le livre vient remplir de joie
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P
J'espère alors qu'il comblera tes attentes.
K
Je suis plus convaincue par toi que par le roman, qui est à la bibli, emprunté, avec une moche couverture bleue...
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P
Ils ont changé la couverture ? Mais c'est un crime de lèse-roman !
D
Malgré ton billet et la couverture de ce livre, que je trouve magnifique, je ne suis guère tentée par ce roman. Le Japon n'est décidément pas un pays qui stimule mon imaginaire et mes désirs...
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P
Ah, évidemment, dans ce cas mieux vaut t'abstenir !
A
Il me tente depuis sa sortie celui-là, je me demande seulement si je l'emprunte maintenant à la bibliothèque, ou si j'attends le poche pour l'avoir tout à moi.
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P
En tout cas, je suis convaincue que tu vas aimer. Ce roman a un charme fou.
S
J'ai entendu du bien de ce roman. Vu celles qui m'en ont parlé, je craignais une lecture un peu trop académique, une plume un peu attendue, mais peut-être est-ce mieux que ça, peut-être me laisserais-je emporter par l'histoire...
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P
C'est très bien écrit, mais pas du tout académique ni convenu; et c'est moins l'histoire qui m'a emballée que l'atmosphère. L'auteur raconte qu'il a mis dix ans à écrire ce bouquin tant il s'est documenté et le résultat est à la hauteur : je me suis vraiment crue dans l'un de ces vieux classiques asiatiques.