Peindre, pêcher et laisser mourir - Peter Heller
"Dans l'ensemble, les autres ne nous voient jamais vraiment, sans fard, et quand cela arrive, la réaction logique est de prendre la fuite illico. Parce que cette révélation peut être suivie par le claquement d'un coup de feu, le bruit pincé d'une flèche qu'on tire."
Jim Stegner a trois passions: la peinture, la pêche à la ligne et sa fille Alce. Quand sa fille meurt, il est dévasté, et déserte Santa Fé pour s'installer dans un petit bled du Colorado. Peindre et pêcher vont l'aider, pense-t-il, à faire son deuil. Un matin qu'il part à la pêche, il croise deux types en train de maltraiter une jument. Il intervient avec rage, une bagarre s'ensuit. Jim ne la sait pas encore mais il vient de rencontrer les deux hommes les plus dangereux du comté. Et sa vie va devenir un enfer.
"Ça m'a décrassé, en quelque sorte, rien que de voir le paysage. Je ne sais pas si la vérité c'est la beauté, mais j'ai toujours tout misé sur la beauté, à chaque fois, la seule chose authentique, celle qui accompagne la pluie froide et les histoires compliquées."
Je crois bien que c'est la première fois que je lis un roman qui réunit deux de mes passions : l'art et la nature, et je suis à deux doigts de le qualifier de chef d'œuvre tant le mélange est réussi. L'auteur juxtapose constamment la beauté des paysages et celle de l'art. Jim ne peint pas que des paysages mais leur beauté l'inspire. On est dans l'Ouest américain, et la nature est omniprésente : canyons et forêts, déserts et rivières. L'auteur déploie une vision quasi charnelle de la nature, très sensuelle en tout cas : des couleurs, des odeurs, des bruits et des saveurs. Il parvient avec le même talent à décrire les œuvres de Jim et la nature qui l'entoure dans ses plus petits détails. Mais il y aussi beaucoup de violence dans cette histoire. Jim est un homme complexe, tourné vers son art et vers la nature, mais habité par une grande colère, en partie liée à la mort brutale de sa fille. Un homme qui se balade avec un flingue dans une poche et un poème de T.S. Elliot dans l'autre.
"Merde aux emmerdeurs, merde aux urgences, merde aux coupures et aux commotions - on frappe. Comment réagir autrement ?"
La violence surgit toujours de façon très inattendue, dans un bar, au cours d'une interview, sur un chemin. Jim est un impulsif, un faux calme, qui peut déraper très vite, se mettant souvent dans des situations impossibles. Voilà comment il se retrouve au centre d'une traque qui le mène du Colorado au Nouveau-Mexique. L'auteur en profite pour mener une réflexion sur la violence : jusqu'où peut-on aller pour défendre le droit et combattre le mal ? En contrepoint il s'interroge sur le processus de création artistique. Tout ce que vit Jim surgit presqu'à son insu dans ses tableaux. A travers le personnage de Jim se révèle la quintessence de l'Ouest américain : violence et beauté.
Avec un sens aigu de la narration, Peter Heller alterne des passages très contemplatifs et des séquences ultra rapides, des moments brefs de bonheur intensément vécus, rompus par l'irruption brutale de la violence. Difficile de ne pas penser à Jim Harrison pour le lyrisme et à Edward Abbey pour la colère. Mais la fin, très surprenante, laisse penser que l'on pas obligé de toujours répondre à la violence par la violence.
"Nous pouvons avancer dans la vie aussi facilement d'amour en amour que de perte en perte. Une idée à garder à l'esprit au beau milieu de la nuit, dans un moment où vous n'êtes pas sûr de savoir comment vous allez survivre à vos trois prochaines inspirations."
Bref, j'ai adoré mais je ne suis pas sûre de rendre vraiment hommage à ce roman magnifique.
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Céline Leroy.
Actes Sud, 2015. - 474 p.