"L'odeur humide de champignon vénéneux, l'odeur d'échec absolu qui montait de ce tiroir me fit défaillir."

Et si l'écrivain échappait au réel pour devenir le personnage de l'un de ses romans ? C'est une expérience de ce genre qui attend le héros de cette histoire. Andrew J. Rush est écrivain et auteur de romans policiers qui se vendent bien, et lui assurent notoriété et aisance financière. Il adore être comparé à Stephen King, tout en assumant de n'en avoir ni le talent ni la célébrité. Mais Andrew a un secret : sous le pseudonyme de Valet de pique, il publie des romans beaucoup plus noirs et beaucoup plus sanglants. Personne n'est au courant de cette deuxième vie. Les romans sont publiés par un autre éditeur qui ne l'a l'a jamais rencontré. Des hypothèses circulent sur l'identité de ce mystérieux auteur, mais comme ses ventes restent modestes, personne n'a jamais vraiment creusé la question. Quant à Andrew, il a toujours parfaitement séparé les deux versants de son activité litteraire. Jusqu'au jour où un événement extérieur va pousser le Valet de pique à faire entendre sa voix : Andrew est accusé de plagiat par une femme dont il n'a jamais entendu parler.
"Pour détruire le mal, nous devons détruire l'être habité par le mal, même s'il s'agit de nous-même."
J'ai heaucoup aimé cette idée de l'écrivain qui se dédouble pour donner en quelque sorte la parole à deux facettes de sa personnalité, l'une étant plus sombre et moins avouable que l'autre. Cette voix non assumée permet à Andy Rush de revisiter son passé, de l'interroger, et de réécrire en quelque sorte certains chapitres de son existence. Peu à peu nous découvrons que cet homme à la vie apparemment simple et banale, est en réalité un être plus complexe qu'il n'y paraît (comme nous tous ?) Par le biais de cet écrivain à deux voix, Joyce Carol Oates soulève plusieurs questions sur le sujet de l'écriture : l'écrivain qui se nourrit de son expérience mais aussi, tel un vampire assoiffé de sang, de la vie de sa famille et de ses proches, la confusion possible entre l'identité de l'écrivain et celle du narrateur ou du personnage, la littérature comme réécriture infinie des mêmes thèmes et des mêmes histoires. Sur tous ces éléments, je suis cependant restée sur ma faim, l'auteure se contentant de lancer des sujets sans réellement les creuser. De ce point de vue-là, le roman m'a semblé assez peu abouti. Mais comme thriller psychologique, il est parfaitement construit, et fonctionne très bien, avec un hommage appuyé, et néanmoins ironique, à l'œuvre de Stephen King. Il s'ouvre sur une scène si sanglante que le lecteur sait d'emblée que cette histoire n'est pas qu'une méditation littéraire. La petite mécanique de Oates est parfaitement réglée pour nous montrer, avec une bonne dose d'humour, comment le réel le plus banal peut glisser insensiblement par une accumulation de petits décalages improbables vers la folie la plus meurtrière.
Une avis en demi-teinte, donc, mais un bon moment de lecture.
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Claude Seban.
Philippe Rey, 2017. - 224 p.