Celle qui reste et celle qui fuit - Elena Ferrante
"Tu vois ? Dans les contes on fait ce qu'on veut, dans la réalité on fait comme on peut."
Elena Ferrante est tellement douée pour glisser un formidable cliffhanger à la fin de chacun de ses romans que j'avais bien hâte de retrouver Elena et Lila, leur bouillonnante amitié et l'étonnant phénomène de balancier qui semble animer leurs vies : quand l'une est en haut, l'autre est en bas, puis tout se retourne brutalement.
Donc, alors que Lila a quitté son riche mari et son bel appartement, et se trouve contrainte de travailler à l'usine, un travail avilissant qui l'épuise et la consume, Elena a écrit son premier roman en quelques semaines et connaît le succès en quelques mois. Mais elle reste consciente de tout ce qu'elle doit à son amie, qui l'a toujours poussée en avant et qui fut la première à se rêver en écrivain. Son mariage avec Pietro, un brillant chercheur issu d'une famille d'universitaires, introduit la jeune femme dans un nouveau milieu, celui de la bourgeoisie intellectuelle de gauche. Nous sommes au début des années soixante-dix, au moment des luttes sociales qui furent particulièrement violentes en Italie, poussant le pays au bord de la guerre civile. Les ouvriers revendiquent de meilleures conditions de travail, soutenus par les intellectuels et les étudiants. Mais les militants communistes doivent affronter l'opposition violente des fascistes, manipulés par la mafia (qui détient le pouvoir économique, et ne tient pas trop à ce que l'on mette le nez dans ses affaires). Elena et Lila illustrent les deux facettes de cette lutte, l'une à l'usine, l'autre à l'université. Mais ce qui reste très théorique et politique pour Elena devient une question de vie et de mort pour Lila.
"La loi du patron : je te paye, alors je te possède et je possède ta vie, ta famille et tout ce qui te concerne. Et si tu ne fais pas ce que je te dis, je te détruis."
Par ailleurs, la distance croit entre les deux femmes, et pas seulement géographique, l'une à Naples l'autre à Florence, ni sociale, mais liée à la disparition progressive de l'intimité. Il y a entre elles trop de non-dits et d'inavoué. Elena, la plus cérébrale des deux, aimerait pouvoir disséquer en toute franchise sa relation à Lila, mélange d'envie et d'admiration, de rancœur et de tendresse, de confidences et de cachotteries, mais c'est une utopie. Et ce qui m'a passionnée dans ce volume, en dehors des questions politiques [il est toujours bon de rappeler que c'est par la lutte qu'ont été obtenus ces acquis sociaux, que nous n'apprécions pas toujours à leur juste valeur, et qui sont constamment remis en cause aujourd'hui], c'est que l'on entre totalement dans la tête d'Elena, qui se livre à nous sans fard en s'interrogeant constamment sur elle-même : sa sexualité, sa vie de mère et d'épouse, sa place dans le couple et la société, ses difficultés à écrire après avoir eu ses enfants. Et par extension, c'est une vraie réflexion sur la place de la femme dans la société moderne, sur la difficulté des femmes à se situer en dehors du rapport aux hommes, en dehors du regard des hommes, qu'ils soient pères, maris, amants ou collègues. Et c'est peut-être en cela que Lila est plus originale qu'Elena, moins marquée par ce rapport de force, moins dépendante du regard masculin, plus affranchie, plus moderne en somme.
"Une société qui trouve naturel d'étouffer toute l'énergie intellectuelle des femmes sous le poids de la maison et des enfants est sa propre ennemie et ne s'en aperçoit pas."
Bref, j'ai adoré cet épisode, d'autant que la fin en est extrêmement romanesque et nous laisse, encore, sur un torturant suspense.
Les épisodes précédents : L'amie prodigieuse - Le nouveau nom.
Traduit de l'italien par Elsa Damien.
Gallimard, coll. Du monde entier, 2017. - 480 p.