Ce n'est pas sans quelques battements de cœur que j'ai franchi, mercredi en fin de journée, le seuil du 5 rue Gaston-Gallimard, siège des Éditions Gallimard, d'autant que la première personne que j'ai croisée en arrivant fut... Philippe Sollers, suivi de peu par Jean-Christophe Rufin. Vingt minutes de plus dans le hall de ce vénérable immeuble, et nous aurions peut-être vu défiler la moitié des Lettres françaises. Mais c'est dans le jardin que ça se passait, et c'est avec une Britannique que nous avions rendez-vous.

Guillaume Teisseire (Babelio), Jessie Burton, Marguerite Capelle (interprète)
Babelio et Gallimard avaient invité une trentaine de lecteurs (beaucoup de femmes, quelques hommes) à venir dialoguer avec Jessie Burton, à l'occasion de la sortie de son deuxième roman, Les filles au lion. Jessie Burton, qui est née à Londres en 1982, raconte avoir commencé à écrire très jeune, vers cinq ou six ans, sans jamais envisager de devenir romancière. Elle voulait être comédienne (ou, à défaut, tenancière de pub !) Elle sentait confusément qu'écrire serait plus difficile et plus exigeant que jouer la comédie. L'écriture est un acte solitaire, alors que jouer est un acte collectif. Mais à l'âge de vingt-sept ans, sa carrière d'actrice n'avançait pas, et il fallait bien vivre. Elle s'est mise à écrire sérieusement, d'autant qu'elle venait de visiter Amsterdam, elle y avait vu une jolie maison de poupée qui lui avait donné l'idée du Miniaturiste. Elle a pris quelques mois de cours d'écriture, qui lui ont surtout permis d'avoir un regard extérieur sur son travail et de mettre le texte à distance (un sujet qu'elle aborde dans Les filles au lion). Le moment où le roman se concrétise peut-être très déstabilisant, dit-elle. Écrire est un dialogue avec soi-même. Ce premier roman a essuyé pas mal de refus d'éditeurs, mais elle avait l'habitude des refus en tant que comédienne et n'a pas été trop perturbée. Et Le miniaturiste a fini par être un grand succès d'édition.

Son second roman, dont le titre original est The Muse, est né de trois éléments très différents qu'elle souhaitait explorer. Le premier : l'héritage colonialiste britannique. Ce qui explique le personnage d'Odelle, imaginé dans la continuité de celui d'Otto dans Le miniaturiste. Jessie Burton voulait montrer comment tous ces gens à qui l'on expliquait depuis des siècles qu'il étaient britanniques, découvraient en débarquant à Londres qu'ils ne l'étaient pas tant que ça. Ensuite, elle voulait écrire autour de la Guerre d'Espagne, parce qu'elle a étudié l'espagnol à l'université, a vécu à Cadix et est fascinée par les arts et la littérature espagnols. Et, enfin, elle voulait évoquer l'acte créatif : "the making of art and the cost of creativity", le sacrifice qu'implique parfois de se consacrer à la création artistique. Elle voulait suivre toutes ces pistes sans renoncer à aucune, et voilà comment Les filles au lion est né. Quant au tableau qui est cœur du roman, il n'existe pas, elle l'a inventé (et avec quel talent !) Puisqu'il fallait que le personnage d'Olive crée un tableau, et qu'il fallait que le sujet soit suggéré par Teresa, la jeune domestique espagnole, Jessie Burton a fait des recherches sur internet pour trouver une histoire ou une légende espagnole qui pourrait lui fournir la matière. Elle a déniché le mythe de Justa et Rufina, et l'a trouvé très inspirant, parce qu'il contenait tous les ingrédients dont elle avait besoin : deux femmes, deux artistes, figures de la résistance, qui refusent de se soumettre à l'image de ce que doit être la femme, avec le jeu possible sur la confusion entre ces deux visages (ceux qui ont lu le roman comprendront...) Ce n'est qu'en arrivant à la fin du roman qu'elle a appris que beaucoup de grands peintres espagnols avaient illustré ce sujet (Goya, Velasquez, Murillo).

Santas Justa y Rufina - Goya (1817)
Les principaux personnages de Jessie Burton, dans ce deuxième roman comme dans le précédent, sont des femmes, et des femmes fortes qui s'opposent aux diktats de la société. Pourtant elle ne se sent pas spécialement féministe, même si elle est tout à fait consciente des problèmes que rencontrent les femmes partout dans le monde, mais c'est toujours politique d'écrire, dit-elle. Elle voulait montrer que l'amour n'est pas une fin en soi pour les femmes, "their experiences with themselves are more important than the rest". C'est assez libérateur, dit-elle aussi, de laisser de côté la vie amoureuse et sexuelle pour dire que les femmes ont d'autres choses à accomplir, elles aussi. Il était important aussi de montrer, par le personnage de Teresa, le rôle important que joue l'amitié entre femmes, "no woman is an island". Personne n'avance seul, Jessie Burton sait ce qu'elle doit à ses professeurs. Et cette solidarité transcende les classes sociales : le puissant aide la faible, et vice versa. Pourtant ce sont toujours les hommes qui ont le pouvoir. Olive, qui peint en cachette, a confiance en son propre travail mais elle devine que son père ne la prendra pas au sérieux, parce que les femmes ont moins de légitimité. Un vieux préjugé veut que chaque fois que l'on se trouve face à une œuvre réussie on suppose implicitement que son créateur est un homme : quand Odelle publie sa première nouvelle, son prénom est masculinisé en Odell... Les femmes doivent toujours inventer une voie de contournement pour exister. Elles font par ailleurs face à une ambiguïté dans la mesure où elles sont physiquement plus vulnérables que les hommes et cherchent protection, tout en se rebellant contre cette protection.

Le roman pose aussi la question de l'interprétation d'une œuvre : on y constate combien chaque spectateur/lecteur y voit ce qu'il veut et y projette ses propres fantasmes. Elle n'a pas elle-même de problème avec ça. D'abord parce qu'il est impossible de contrôler une œuvre après sa publication. "The reader finishes the book", c'est sa prérogative. Il est très libérateur, dit-elle, de ne pas avoir de réponses à donner. Tout comme il est sans doute très libérateur de créer dans l'anonymat. C'est le paradoxe : être caché rend libre. "My work is the most important thing, not me". En fait, c'est un vieux fantasme : créer tranquillement au grenier, tout en gagnant beaucoup d'argent !
Ce genre de rencontre était une première pour moi, et j'ai trouvé vraiment passionnant de pouvoir discuter aussi librement avec l'auteur de son travail, et j'ai pu constater une nouvelle fois qu'en bavardant autour d'un roman, en confrontant différents points de vue, on le relit, on voit des connexions, des motifs qui nous avaient échappé à la lecture, et le livre prend une autre dimension. Un grand merci, donc, à Babelio, Gallimard, et Jessie Burton.