Chanson douce - Leïla Slimani
Rentrée littéraire 2016
"Nous ne serons heureux, se dit-elle alors, que lorsque nous n'aurons plus besoin les uns des autres. Quand nous aurons une vie à nous, une vie qui nous appartienne, qui ne regarde pas les autres. Quand nous serons libres."

Comment une situation apparemment très banale peut soudain déraper, tel est l'enjeu de ce roman qui commence par la fin, et c'est une fin dramatique. En rentrant du travail, Myriam trouve ses deux enfants assassinés par la nourrice qui s'est planté un couteau dans la gorge. Pourtant Louise avait tout de la nourrice idéale, comment en est-on arrivé là?
Au début, Myriam était plutôt contente d'être une mère au foyer et de se consacrer entièrement à sa petite Mila, à tel point qu'elle s'est empressée de faire un deuxième enfant pour prolonger le plaisir. Mais avec deux enfants, tout est devenu plus compliqué : appartement trop petit, manque d'argent, frustration d'entendre son mari Paul lui raconter ses triomphes professionnels, alors qu'elle a fait une croix sur sa carrière d'avocate et passe ses journées le nez dans les couches. Le jour où son vieux copain Pascal lui propose d'intégrer son cabinet, elle n'hésite pas une seconde : elle va retravailler, malgré les réticences de son époux. Paul lui fait remarquer, avec cette délicatesse typiquement masculine, qu'une fois tous les frais déduits, elle gagnera à peine plus que sa nourrice (comme si le salaire de la nounou devait être automatiquement déduit de celui de la mère, plutôt que du revenu global familial...) Car il faut très vite trouver une nounou pour garder les enfants, ce qui rend Myriam un peu nerveuse, elle qui n'a jamais confié ses enfants à quiconque. Après un casting sévère, le choix de Myriam et Paul se porte sur Louise, qui semble avoir le profil idéal : la quarantaine, veuve avec une grande fille déjà élevée. Et de fait, Louise se rend très vite "à la fois invisible et indispensable", à tel point que Myriam peut se vanter auprès de toute ses copines d'avoir trouvé la perle rare.
"Elle a l'intime conviction à présent, la conviction brûlante et douloureuse que son bonheur leur appartient. Qu'elle est à eux et qu'ils sont à elles."
Leïla Slimani décortique avec une grande justesse psychologique toute la complexité de la relation parents-nourrice. D'un côté, l'ambivalence des parents, passionnés par leur boulot et voulant s'y consacrer totalement, tout en culpabilisent de négliger leurs enfants, des enfants qu'ils adorent tout en les trouvant parfois bien encombrants. De l'autre côté, l'ambiguïté des rapports avec la nounou, pas vraiment une domestique, mais pas non plus un membre de la famille ou une amie. Là où se situe le gros défaut du roman à mon avis, c'est dans le portrait de Louise qui frôle la caricature, l'histoire aurait eu sans doute encore plus de force si on y avait vu une femme ordinaire commettant un acte extraordinaire. Or Louise n'est pas si ordinaire et on s'étonne que ces jeunes parents l'ait laissée autant envahir leur vie sans jamais y voir le signe d'un malaise existentiel. Car ils l'exploitent beaucoup cette femme, avec son consentement certes, mais sans la moindre empathie. Et Louise se révèle aussi parfaite côté face que déglinguée côté pile. Non seulement elle garde les enfants, mais (pour le même prix) elle fait aussi le ménage et la cuisine. En coulisse pourtant, on découvre que cette femme a accumulé les déboires dans tous les domaines de sa vie. En plus, elle travaille à domicile alors qu'elle habite fort loin, elle a les clés, entre et sort comme elle veut et connaît quasiment tous les secrets de l'intimité de Paul et Myriam, tout en gardant jalousement les siens. Et eux ne s'intéressent jamais à elle, lui confiant leur bien le plus précieux : leurs enfants, sans jamais lui poser aucune question personnelle. "Elle est une présence intime mais jamais familière". Comment s'étonner dès lors que cette femme ne trouve sa place nulle part ?
"Elle est absorbée dans un rêve triste et confus. Hantée par l'impression d'avoir trop vu, trop entendu de l'intimité des autres, d'une intimité à laquelle elle n'a jamais eu droit. Elle n'a jamais eu de chambre à elle."
Ce roman fait le procès d'une classe sociale, celle de ces trentenaires branchés supposés avoir le cœur à gauche et le portefeuille à droite, qui rêvent de réussite sociale sans vraiment l'assumer, comme Paul qui planque sa Rollex, symbole de sa réussite, chaque fois qu'il va chez sa mère qui appartient à cette génération qui rêvait de faire la révolution et ne s'est pas totalement remise de voir son fils succomber à l'attrait de l'argent. Cette classe sociale se prétend ouverte, solidaire et égalitaire, mais reproduit les pires travers de la bourgeoisie, en exploitant jusqu'à l'os cette pauvre nounou qui crève de solitude, l'invitant par exemple en vacances en Grèce en faisant mine de lui faire un cadeau, alors qu'ils se réjouissent en sourdine d'avoir pour une fois de "vraies vacances". Pourtant tout est raconté froidement, sans jugement, comme un rapport de police, laissant au lecteur le soin de se faire sa propre opinion. Et le lecteur, donc, assiste à la lente désintégration psychologique de cette femme, sans que ses employeurs n'en prennent jamais la mesure, et c'est vraiment la partie du roman que j'ai préférée, qui m'a paru totalement réussie. Un drame que l'on pourrait probablement transposer dans bien d'autres milieux professionnels.
L'avis de Laure.
Gallimard, coll. "Blanche", 2016. 227 p.