Branches obscures - Nikolaj Frobenius
"Et je pensais que l'écrivain était un escroc."

Jo Uddermann est écrivain. Après trois romans passés quasiment inaperçus, il s'apprête à publier un livre très autobiographique, racontant un épisode tragique de son enfance, et mettant en scène son meilleur ami d'école, Georg. Pour la première fois, critiques et médias semblent s'intéresser à son travail. Mais des événements troublants commencent à se produire autour de lui : lettre anonyme avec tête de mort, poupée décapitée, insultes téléphoniques, SMS anonymes... Une sourde inquiétude commence à l'envahir, accentuée par la sensation d'être constamment observé. Puis une jolie femme est assassinée tandis que Georg sort de son tombeau. Il semble que la publication de cette vieille histoire ait réveillé un passé qui ne demandait qu'à rester enfoui.
"Peur qu'un élément se soit insinué dans le texte, un élément ignoble qui aurait dû rester impensé et non écrit."
J'aime ces écrivains qui arrivent à suggérer beaucoup tout en disant très peu, installant l'air de rien une atmosphère d'inquiétude, et faisant croître la tension dramatique. Au premier abord, on se dit que l'auteur va nous démontrer combien il est risqué pour la littérature de s'emparer de la vie d'êtres réels. Mais en fait, ce roman est bien plus subtil et complexe que ça. Derrière le thriller psychologique, Frobenius s'interroge sur la frontière entre réel et imaginaire, et ausculte le processus de création littéraire. Jo commence à s'interroger sur ce qu'il a écrit. Georg était-il un manipulateur ou un enfant fragile et sensible ? Et lui, pourquoi était-il attiré par ce gamin ? Et à quel point peut-on faire confiance à un raconteur d'histoires pour livrer un reflet fidèle de la vérité ?
"La mémoire, on ne peut pas toujours lui faire confiance. Je ne me sentais pas sûr d'être fiable. Ou plutôt, je n'étais pas neutre. Le texte était à la fois authentique et construit, c'est le sentiment que j'avais. Un personnage de roman s'est avancé. Un "je"."
Et qui est ce "je" qui prend la parole ? L'éternelle question du rapport entre l'auteur et le narrateur. Peu à peu, le réel se détraque autour de Jo, qui s'interroge sur ce qui lui arrive, ne sachant plus très bien ce qui est réel et ce qui est imaginaire. Il a l'impression que tout ce qu'il imagine dans sa tête finit par arriver, comme si Georg était entré par effraction dans son cerveau. A tel point que le lecteur finit par se demander si ce Georg existe bel et bien, ou s'il n'est que le double noir de l'auteur, comme dans William Wilson, cette nouvelle de Poe qui hante Jo. On a l'impression d'assister à une lutte à mort entre le créateur et sa créature. Et il se pourrait bien que la créature finisse par l'emporter, et que l'écrivain soit pris à son propre piège.
"Je fus frappé par l'idée que le texte cherchait à détruire l'écrivain."
Malgré une résolution de l'énigme un peu abrupte qui m'a frustrée, j'ai trouvé ce thriller vraiment bien ficelé, et le jeu conçu par Frobenius très troublant tant le vrai et le faux, le réel et l'imaginaire, l'auteur et son personnage, finissent par se confondre. Un truc à vous rendre fou.
"Tôt ou tard, je tomberai. Je le sais. Et je le redoute. Mais je vais tout de même au bord de la fosse. Même si je sais que cela me donne le vertige, la nausée, l'envie de sauter. Je vais tout de même tout au bord. Je ferme les yeux et reste à basculer au bord de la fosse, avant de me détourner et de revenir sur mes pas et déjà je redoute d'y retourner."
Traduit du norvégien par Céline Romand-Monnier.
Actes Sud, 2016. - 280 p.