Anima - Wajdi Mouawad
"Il est arrivé dans le reflet pâle des lumières, éveillé le jour, éveillé la nuit, les rêves jetés à la flaque noire des insomnies, le sommeil noyé dans l'eau du chagrin."
Anima est un mot latin qui signifie à la fois le souffle, l'âme et l'être animé, animal ou humain. C'est de cela qu'il s'agit dans ce gros roman inclassable : l'humain au miroir de l'animal. L'histoire commence comme un polar bien noir : en rentrant chez chez lui, Wahhch Debch trouve sa femme assassinée d'une manière particulièrement atroce. L'assassin, qui a laissé des traces un peu partout, est rapidement identifié et localisé par la police. Mais il est intouchable car c'est un indien mohawk qui s'est réfugié dans sa réserve. La police fédérale canadienne n'a aucune autorité sur les réserves indiennes, soumises à leurs propres lois. Alors Wahhch part lui-même à la poursuite de l'assassin. Ce n'est pas la vengeance qui l'anime, il veut voir le visage de cet homme, pour se convaincre que ce n'est pas lui le coupable. Et ce qui commence comme une chasse à l'homme va très vite se transformer en une épopée tragique qui va conduire le héros jusqu'au septième cercle de l'enfer.
"C'était ainsi. Il lui fallait partir, se lancer dans une poursuite effrénée pour tenter de rattraper une ombre comme on tente de se rattraper soi-même."
La grande originalité du roman repose sur le fait que toute la narration de l'histoire (sauf le tout dernier chapitre) est assurée par des animaux, une multitude d'animaux, petits ou grands, sauvages ou domestiques, insectes ou vertébrés : chats et chiens, ânes et chevaux, passereaux, chouettes et corbeau, moustique, papillon, araignée, et même un boa. Ce qui bouscule complètement les repères du lecteur et donne quelques scènes savoureuses: l'écureuil paniqué quand il se fait courser par un chien, l'araignée qui jubile en découvrant une grosse mouche prise dans sa toile, le papillon affolé de se retrouver coincé dans une voiture. Les animaux, chez Mouawad, ont une conscience, ils font de l'humour, et même de la poésie ; ils ont des émotions, voire des sentiments, et même de l'empathie, souvent, vis-à-vis de cet étrange héros qu'est Wahhch, dont nous ne savons rien d'autre que ce que les animaux nous en disent.
"Tout cela était le monde, et ce monde, depuis l'azur où je me tenais presque immobile, soutenu par la masse épaisse de l'air, m'est apparu animé par le mouvement monumental d'un cyclone dont l'oeil était cette fosse au fond de laquelle reposait le cadavre recouvert de fleurs roses et rouges de celle qu'il aimait."
A sa suite, nous nous enfonçons dans un univers de violence. La vision de sa femme éventrée a réveillé chez lui un très vieux souvenir enfoui au fond de sa mémoire, qui le ramène en 1982 quand il avait cinq ans et qu'il fut le témoin du massacre de sa famille dans le camp palestinien de Chatila. Sa quête va subtilement se transformer, de la recherche de l'assassin de sa femme à la recherche de la vérité sur un passé douloureux et travesti. L'auteur nous convie à un triple voyage : à travers le monde animal et ses multiples facettes, à travers le continent nord-américain et ses villes aux noms improbables et chargés d'histoire (Cairo, Lebanon, Hebron, Thebes, Carthage, etc), et à travers l'Histoire, des guerres indiennes à la guerre de Sécession, et jusqu'a la guerre du Liban, une même histoire de la violence qui se répète siècle après siècle.
"Je me suis reculée et je me suis enfuie par une fissure du mur pour le sortir de ma vue et retrouver l'obscurité profonde des arachnées, bien plus lumineuse, bien plus rassurante que cette nuit effroyable que je venais d'entrevoir et qui est, je le sais à présent, le propre des humains."
L'auteur confronte deux mondes, le monde animal et le monde humain, et nous force à nous interroger sur notre propre animalité, et l'on constate que si les animaux sont souvent cruels entre eux, la bestialité est quand même bien plus souvent du côté de l'humain. Et à l'âpreté du monde que décrit Mouawad s'oppose la beauté de sa plume, très poétique, très visuelle, très empathique, qui évite tout voyeurisme ou sensationnalisme, pour nous livrer un roman fascinant, très sombre et très beau, un de ces romans dont la lecture vous marque au fer rouge.
"Nous existons encore. Il y aura éternellement des ténèbres où il nous sera possible de tracer nos lignes évanescentes et cela durera tant que dureront les nuits obscures."
Actes Sud, coll. Babel, 2012. - 501 p.